Engagée depuis de nombreuses années pour le respect des animaux, notamment au sein de l’Association végétarienne de France dont elle est la présidente, Elodie Vieille Blanchard explore dans cet article les zones d’intersection présentes dans notre société (en toile de fond ou bien visibles) entre les différentes formes de domination, notamment celle exercée sur les femmes et celles exercée sur les animaux. Cette question cruciale de la congruence entre domination masculine et domination humaine sur les animaux, touche aussi à la domination exercée par les humains et notre mode de vie occidental sur la planète. Merci à elles d’oser aller dans des zones peu confortables !
En août dernier, la prise de parole de la députée Sandrine Rousseau à propos du « barbecue, symbole de virilité » a soulevé les plus hautes indignations, du Syndicat des Bouchers au Parti Communiste Français, en passant par Les Républicains : comment, la consommation carnée des hommes n’aurait pas de base physiologique ? Cette interrogation, qui questionne la normalité de notre modèle alimentaire par défaut, largement fondé sur la viande et les produits animaux, semble avoir profondément ébranlé les esprits. Mais pourquoi ?
Pour ceux qui n'œuvrent pas jour et nuit à soulager les misères humaines, quel mal y aurait-il à soulager les souffrances des animaux plutôt que de jouer aux cartes ? » Matthieu Ricard
Comme le relevaient récemment d’acerbes observateurs sur les réseaux sociaux, évoquez le fait que vous avez mangé un chocolat (un gâteau, une glace…) quelconque, et tout le monde vous félicitera. Evoquez le fait que vous avez mangé un chocolat (un gâteau, une glace…) végane, et tout le monde se ruera pour vous critiquer : et les petits éleveurs ? Et la faim dans le monde ? Et les carences ? De la même manière, tandis que n’importe quel engagement au service des humains, y compris dans des domaines « non essentiels » tels que les arts ou le sport suscite le respect, un engagement militant en faveur des animaux génère au mieux une forme de scepticisme, au pire une franche désapprobation, comme si c’était là faire œuvre inappropriée de son temps. Et pourtant, comme l’exprimait le moine bouddhiste Matthieu Ricard au Monde en 2014, « Pour ceux qui n'œuvrent pas jour et nuit à soulager les misères humaines, quel mal y aurait-il à soulager les souffrances des animaux plutôt que de jouer aux cartes ? ».
Il me semble que s’engager pour les animaux, passivement en refusant de consommer leur chair, ou plus activement, dans la perspective de réduire leur martyre, c’est pointer, en négatif, l’effroyable exploitation qu’ils subissent, et les schémas de domination sous-jacents que nous leur imposons. Il me semble aussi que Sandrine Rousseau, pointant habilement la congruence entre domination masculine et domination humaine sur les animaux, d’une manière scientifiquement fondée – oui, les hommes consomment sensiblement plus de viande que les femmes, et oui, cette différence repose essentiellement sur une appétence culturellement déterminée pour les produits animaux[1]- a formulé ainsi une sorte de combo gagnant dans la dénonciation suprémaciste : des hommes sur les femmes, et des humains sur les animaux.
Elodie Vieille Blanchard est président de l’Association végétarienne de France et a mis ses talents au service des 3 journées de la ‣
Il se trouve que les schémas de domination et de maltraitance entre humains, et des humains sur les animaux, sont culturellement imbriqués. A l’échelle individuelle, il existe un lien statistique avéré entre la cruauté envers les animaux dans l’enfance et des comportements violents, voire même criminels à l’âge adulte[2]. A l’échelle des sociétés, l’histoire témoigne que l’asservissement des animaux peut servir de base à l’esclavage humain, et que l’animalisation de certains peuples – notamment par le langage – peut faciliter l’insensibilisation à leur égard et donc leur extermination[3].
Dans le cas spécifique de la domination masculine, la chosification du corps des femmes, par la pornographie et plus globalement dans l’imagerie publicitaire et culturelle, est à rapprocher du découpage du corps des animaux par la boucherie, comme l’a montré de manière éloquente la militante féministe et animaliste Carol J. Adams. Ce double déni de la subjectivité des femmes et des animaux permet leur appropriation, voire même leur consommation, au sens propre, dans le cas des animaux mis à mort pour leur viande[1]. Il s’associe à tout un complexe de représentations qui allie la virilité à la consommation de produits animaux (voir plus haut).
De tels schémas sont porteurs d’effets sur le monde, parfois lourds de conséquences. Ainsi la consommation de produits animaux, en très forte croissance à l’échelle mondiale, est aujourd’hui l’un des principaux vecteurs de dégradation des écosystèmes. La bonne nouvelle, c’est que nous avons le pouvoir de mettre en lumière nos représentations et nos pratiques, pour nous en libérer. Le propre des approches intersectionnelles, ou de « convergence des luttes », est de penser ensemble différentes structures de domination, pour offrir des perspectives d’émancipation conjointes.
Et si, en ébranlant les représentations traditionnelles du masculin et du féminin, on s’offrait à tou.tes la possibilité d’un rapport plus apaisé au vivant, et en particulier aux animaux sensibles ? Et si, en faisant évoluer le contenu de notre assiette, on pouvait par là même créer les conditions d’une société plus égalitaire et plus émancipatrice pour tou.tes[2] ? Telles sont les perspectives offertes par une convergence entre animalisme et féminisme.
<aside> 🦋 Pour le moment, cette convergence se dessine essentiellement dans la sphère intellectuelle et militante, à travers des tribunes, des discussions et plus globalement des initiatives de mise en réseau. Son développement semble être appelé avant tout par des militantes identifiées comme animalistes et/ou antispécistes, davantage que par des militantes féministes identifiées en premier lieu comme telles. Elle semble émaner plutôt d’une jeune génération militante, marquée par les initiatives intersectionnelles d’Amérique du Nord, qui cherchent à tisser ensemble des thématiques telles que les discriminations raciales, le sexisme, le validisme ou le spécisme.
</aside>
Le RousseauBarbecueGate, qui a été abondamment commenté en France, créera-t-il des conditions propices pour le développement de telles initiatives sur notre territoire ? Nous pouvons en tout cas souhaiter que sur les décombres de l’agitation superficielle et des prises de parole souvent déplacées à son sujet, émerge une prise de conscience plus profonde des rapports de domination qui structurent notre société, et de l’urgence de les mettre à jour pour les démanteler.
<aside> 👉 Pour aller plus loin: • Regards croisés sur féminisme et antispécisme • Réseau féministe végane
</aside>
<aside> 👛 Ce numéro d'Esprit de Nature a été réalisé dans un élan de cœur bénévole. Si vous avez apprécié ses contenus et souhaitez soutenir la parution mensuelle de prochains numéros, nous vous proposons d'effectuer un don de soutien et/ou de vous abonner au prix qui vous semblera juste (dans l'esprit de la participation consciente). Merci ! › Faire un don
</aside>