En mai dernier, 28 intellectuels allemands ont publié une lettre ouverte dans la revue féministe Emma, appelant le chancelier Gerhard Scholz à s’abstenir d’envoyer des armes lourdes en Ukraine et à aider à négocier un cessez-le-feu dans la guerre russo-ukrainienne. La lettre exprimait des convictions anti-guerre chères aux anciens progressistes allemands, invoquant la «responsabilité historique» de l’Allemagne pour aider à mettre fin à la guerre, compte tenu de son propre héritage de militarisme et de génocide au 20e siècle. La lettre a provoqué un débat animé sur son apparente hypothèse de «tort partagé» selon laquelle les Ukrainiens et les Russes partagent la responsabilité de mettre fin à la guerre. Pendant ce temps, des progressistes allemands plus jeunes, comme la ministre des affaires étrangères Annalena Baerbock, ont continué à soutenir les livraisons d’armes lourdes à l’Ukraine.

Un débat similaire mais beaucoup moins connu s’est également déroulé parmi les progressistes au Japon, où la guerre russo-ukrainienne est suivie avec anxiété. J’examinerai ici trois réponses publiques divergentes de la gauche japonaise à cette guerre : celle d’un groupe d’«historiens japonais préoccupés», celle du Parti communiste japonais et celle de la «60e Assemblée internationale contre la guerre» trotskiste. Je m’interroge également sur l’autorité morale de ces réponses pour un public japonais ébranlé par la guerre.

L’initiative de paix des historiens japonais préoccupés

La guerre russo-ukrainienne a suscité une inquiétude plus profonde au Japon que dans de nombreuses autres nations industrialisées, reflétant les craintes quant au sort d’un ordre mondial régi par des règles auquel la plupart des Japonais estiment que leur pays doit sa prospérité et sa paix d’après 1945. Une enquête de Yougov de l’Open Society Foundation réalisée en juillet-août 2022 a montré qu’un peu moins de 50 % des Japonais interrogés considéraient la guerre en Ukraine comme l’un des «trois défis les plus importants auxquels le monde est confronté aujourd’hui», devant les 21 autres nationalités interrogées. L’enquête a également révélé qu’environ 63 % des répondants japonais étaient d’accord pour dire que la guerre serait résolue si la Russie se retirait «de toutes les parties du territoire ukrainien qu’elle contrôle actuellement», ce qui place le Japon juste derrière les États-Unis et devant la France dans ce sondage. Pour beaucoup de personnes hors du Japon, les réactions japonaises ont été personnifiées dans une vidéo du présentateur du journal télévisé d’Asahi Television, Matsuo Yumiko, luttant pour garder son calme après avoir lu la nouvelle selon laquelle le président Poutine avait publiquement honoré une unité de l’armée russe impliquée dans des crimes de guerre à Boutcha.

Dans cette atmosphère anxiogène, certains universitaires japonais, se faisant appeler le Groupe d’historiens japonais préoccupés, ont publié une proposition de cessez-le-feu pour la guerre. Parmi les porte-parole du groupe figurent d’éminents universitaires tels que Wada Haruki, historien de la Corée et de la Russie modernes, Haba Kumiko, spécialiste des relations internationales et des études européennes, et Isezaki Kenji, expert en études sur la paix et les conflits.

La première déclaration publique du groupe en mars, publiée dans le journal de gauche Choshu News, appelait à une cessation immédiate des combats «sur les sites actuels». Le groupe recommandait que les pourparlers de cessez-le-feu soient arbitrés par le Japon, la Chine et l’Inde – dont les relations avec la Russie, selon lui, leur permettaient d’être des arbitres neutres. Aucune mention n’était faite de la façon dont les relations de ces pays avec l’Ukraine auraient pu également leur permettre de jouer ce rôle d’arbitre. Lors d’une conférence de presse tenue au Club de presse des correspondants étrangers du Japon à Tokyo en août, Wada Haruki a expliqué qu’en mars, lui et ses pairs avaient rendu visite au ministère japonais des Affaires étrangères et à l’ambassade de Russie à Tokyo pour discuter de leur proposition. Il n’y avait apparemment pas eu de visite similaire à l’ambassade d’Ukraine.

En mai, le groupe a fait suivre cette déclaration d’une lettre ouverte intitulée «Une initiative japonaise pour la paix dans la guerre Russie-Ukraine», signée par 69 universitaires et intellectuels, principalement du Japon et de la Corée du Sud. Cette lettre demandait également aux «grands pays neutres tels que la République d’Afrique du Sud, l’Indonésie, le Vietnam et les pays de l’ANASE» d’intervenir en exigeant un cessez-le-feu immédiat et d’agir comme arbitres dans les négociations visant à mettre fin à la guerre. La lettre critiquait la conduite de la guerre, affirmant que les progrès initiaux vers des pourparlers de cessez-le-feu en mars s’étaient arrêtés avec la découverte de «corps de citoyens» à Boutcha. Selon la lettre, ces découvertes avaient alimenté les accusations de crimes de guerre contre la Russie, incité l’armée ukrainienne à «redoubler d’efforts» et encouragé les «États membres du groupe de soutien ukrainien», en particulier les États-Unis, à fournir davantage d’armes lourdes à l’Ukraine. Comme la lettre d’Emma des intellectuels allemands, la lettre des historiens préoccupés soutenait que la fourniture d’armes lourdes par les «États membres du groupe de soutien ukrainien» risquait d’étendre la guerre au-delà de l’Ukraine, menaçant d’une escalade potentielle vers un conflit nucléaire, tandis que les sanctions contre la Russie «pourraient provoquer une famine à l’échelle mondiale».

La lettre a suscité peu de réactions publiques. Les réponses qui sont venues d’autres intellectuels et journalistes japonais ont été largement négatives. Certains ont dénoncé le groupe pour avoir nié les crimes de guerre russes, tandis que d’autres lui ont reproché d’être trop proche du camp de la Russie. Un certain nombre de jeunes universitaires ont accusé les auteurs des lettres de faire preuve d’un « entre-deux » douteux qui niait effectivement la capacité des Ukrainiens à résister à l’agression russe. L’historien Iwashita Akihiro souligna un facteur de fond essentiel pour comprendre les partis pris de la lettre : une sensibilité anti-guerre fondée sur l’expérience unique de la guerre du Japon. J’ajouterais que cette sensibilité est similaire, par son ton et son inspiration, à la sensibilité anti- guerre de la lettre d’Emma.

Le groupe des historiens japonais préoccupés souscrit à un «nationalisme de la paix» découlant de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale du Japon, à la fois auteur d’une agression militaire et seule victime au monde d’attaques à la bombe atomique   – un nationalisme qui chérit le renoncement à la guerre prévu par l’article 9 de la Constitution japonaise[1]. À partir de cette expérience, les progressistes japonais revendiquent parfois pour le Japon une responsabilité particulière dans la promotion de la paix mondiale. Pour certains d’entre eux (mais pas tous), la violence militaire des États agresseurs et celle des États qui se défendent contre une agression doivent être considérées comme – à leur manière – également déplorables pour leur pouvoir destructeur, surtout si elles risquent de dégénérer en conflit nucléaire. Cette perspective a été exprimée par Haba Kumiko lors de la conférence de presse devant le Club des correspondants étrangers du Japo en août. Se présentant comme la fille d’un survivant du bombardement atomique d’Hiroshima, Haba a déclaré que «poursuivre la guerre jusqu’à ce qu’elle soit gagnée revient à répéter le massacre d’Hiroshima, Nagasaki et Okinawa».

Lors de la conférence de presse, Isezaki Kenji a déclaré que lui et ses collègues étaient d’accord sur l’illégalité de l’invasion russe, et qu’ils plaidaient pour une enquête internationale impartiale sur les crimes de guerre et les abus commis pendant la guerre. Cependant, d’autres remarques de Haba Kumiko suggèrent que d’autres membres du groupe ont des opinions plus ambivalentes sur la responsabilité de la guerre. Ces dernières remarques témoignent d’une hostilité de longue date de nombreux progressistes japonais à l’égard des États-Unis, fondée sur le sentiment que l’alliance Japon-États-Unis subordonne le premier aux intérêts géopolitiques et militaristes du second. Haba a esquissé une division ethno-nationale essentialiste entre ce qu’elle a décrit comme une «Ukraine occidentale» soutenue par les États-Unis et une «Ukraine orientale» soutenue par la Russie et parlant russe. Ce faisant, elle a ignoré les recherches en sciences politiques sur la corrélation faible et décroissante entre l’auto-identification à la langue maternelle russe et l’auto-identification ethnique/culturelle russe chez les Ukrainiens.

Haba a accusé l’Occident d’aider les «forces ukrainiennes occidentales» à éliminer les «Russes de l’Ukraine orientale» et les États-Unis de «lancer des missiles dans le ventre mou et la gorge de la Russie» ; elle a prétendu que la Russie a envahi l’Ukraine pour «mettre fin à la menace des dernières armes de guerre» envoyées par les Américains et d’autres alliés en Ukraine. Haba envisageait le projet des historiens préoccupés comme faisant partie d’une campagne visant à contrer la militarisation de l’Asie de l’Est par les États-Unis. En suivant son raisonnement erroné, on peut comprendre pourquoi elle et des collègues comme Wada considéreraient une Ukraine «militarisée» comme une Cheval de Troie pour les ambitions des États-Unis contre la Russie. La proximité des arguments de Haba avec les idéologies impérialistes russes affirmant la «russité» des Ukrainiens de l’Est est beaucoup moins compréhensible.

Le parti communiste japonais : Diplomatie de paix contre hégémonisme russe

En mai de l’année dernière, je me suis arrêté près de ma gare locale, dans un quartier du centre-ville de la ville de Fukuoka, dans le sud-ouest du Japon, pour écouter un discours électoral du Parti communiste japonais (PCJ), prononcé devant un petit groupe de spectateurs. Un représentant local du JCP à la Diète nationale, Nihi Sohei, exposait la position du parti communiste japonais sur la guerre d’Ukraine, et celle-ci divergeait fortement de la position des historiens préoccupés. Il dénonçait sans équivoque l’invasion, accusait le président Poutine de «piétiner le droit international» et exigeait le retrait de la Russie. Nihi déclarait qu’à la lumière de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale du Japon, le PCJ avait une «responsabilité spéciale» de s’opposer à la guerre et de protéger l’article 9 de la Constitution japonaise contre toute révision. Cependant, l’interprétation par le PCJ de cette responsabilité historique spéciale diffèrait également de la position des historiens préoccupés. Cette différence découle du développement du PCJ en tant que parti communiste indépendant et démocratique, et de son opposition de principe au «chauvinisme des grandes puissances» américaines, chinoises et russes.

Contrairement à la plupart des organisations socialistes des autres démocraties libérales, le Parti communiste japonais est resté » un parti politique électoralement vivant. Il a élu 11 représentants à l’élection de la Chambre haute des conseillers de la Diète japonaise en juillet, obtenant 6,8 % des voix au niveau national. L’une des raisons de la viabilité électorale de ce parti centenaire réside dans sa pleine assimilation des normes démocratiques constitutionnelles dans les années 1960. Une séparation de plusieurs décennies avec l’Union soviétique et la Chine, qui a commencé dans les années 1960, a ouvert un espace idéologique pour un rejet définitif et explicite de l’autoritarisme marxiste-léniniste. Les théoriciens du PCJ ont réinterprété les analyses de Marx sur la phase tardive du capitalisme pour affirmer que la transition vers le socialisme peut se faire pacifiquement et  démocratiquement dans des États à démocratie représentative.

En matière de politique étrangère, le PCJ défend l’autorité des Nations Unies et est un défenseur de l’autodétermination nationale contre le chauvinisme et l’hégémonisme des grandes puissances. Le 24 février, dans une déclaration qui faisait écho à sa condamnation en 2003 de la guerre des États-Unis contre l’Irak, la direction du PCJ a dénoncé l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme «un acte d’agression... en violation de la Charte des Nations unies et du droit international». Pour cette «campagne anti-russe», le président du PCJ, Shii Kazuo, a rapidement été placé sur la liste de la Fédération de Russie des 63 citoyens japonais déclarés persona non grata en Russie.

Le 29 avril, le PCJ a publié une déclaration intitulée « L’agression de la Russie contre l’Ukraine et la position du Parti communiste japonais », un exercice délicat de réflexion sur l’équilibre entre ses principes constitutionnels d’antimilitarisme, d’autodétermination nationale et de droit international, et ses jugements sur la guerre russo-ukrainienne. Il a «condamné l’administration Poutine pour avoir violé le droit international de trois manières» : pour avoir commis un acte d’agression et des crimes de guerre contre des civils ukrainiens, et pour avoir menacé d’utiliser des armes nucléaires. Le PCJ prône une diplomatie de la paix, fondée sur sa vision d’un monde «exempt d’alliances militaires» et de militarisation, en appelant les gouvernements et la société civile à imposer des sanctions contre la Russie et à l’entourer «de voix de protestation», notamment par le biais de l’Assemblée générale des Nations unies.

Conformément à son opposition aux alliances militaires, le PCJ a critiqué «l’expansion de l’OTAN vers l’est», mais il rejette les arguments selon lesquels l’expansion de l’OTAN est une cause légitime à l’agression russe. En outre, il rejette les visions «bilatérales» de la guerre qui ignorent les différences «entre l’agresseur et la victime».

Conformément à son interprétation de l’article 9 de la Constitution japonaise, le PCJ affirme que le Japon ne peut envoyer qu’une aide humanitaire non militaire à l’Ukraine. En avril, il a collecté environ 1,5 million de dollars US à cette fin. Shii Kazuo a invoqué l’article 51 de la Charte des Nations Unies pour affirmer que la résistance militaire de l’Ukraine contre l’agression russe est une «lutte légitime et légale» et que le Japon lui-même pourrait résister de la même manière à une telle agression militaire en vertu de sa propre constitution. Toutefois, le programme du PCJ envisage également la dissolution définitive de la Force d’autodéfense du Japon[2], «sur la base d’un consensus national».

Le représentant du PCJ à la Chambre des conseillers, Inoue Satoshi, a remis une protestation officielle du PCJ contre l’invasion russe en Ukraine à l’ambassadeur russe au Japon en mars 2022.

Le PCJ s’inspire enfin, pour sa position sur la guerre russo-ukrainienne, de la condamnation par Marx et Engels de l’hégémonisme russe tsariste, qu’ils accusaient de faire obstacle à l’autodétermination des peuples d’Europe orientale.