Qui se souvient du Comte d’Andresy ?
Depuis une semaine, je suis Ema Andresy, un personnage aux antipodes du Comte. Je fais un Summer trip en Europe, comme la plupart des autres résidents de mon auberge de jeunesse.
Installée dans une péniche sur la Spree (chprééé), je partage une cabine avec 2 françaises. Ces jumelles ne se ressemblent pas vraiment et passent leur temps à se chamailler. Mais elles sont adorables et m’ont très vite adoptée.
L’auberge a ouvert il y a quelques mois. Le temps de transformer la péniche en unités d’habitation et d’y aménager une pièce secrète, derrière les toilettes de l’accueil. Cette auberge m’appartient, bien sûr, mais qui fait attention aux allers et venues d’une étudiante, parmi les centaines qui se pressent ici tous les mardis, jeudis et samedis soirs pour partager des fêtes mémorables ?
Ici, tout le monde entre et sort comme dans un moulin mais l’endroit est suffisamment sûr pour y laisser ses affaires sans surveillance et suffisamment relax pour que personne ne se pose de question inutile.
Cela fait 5 jours que nous sillonnons Berlin, à la découverte de la ville. Le Mur, les musées, les clubs de la scène électro berlinoise, les petits déjeuners sur les quais.
Pour mon dernier soir, nous avons décidé d’une soirée au calme, sur les transats au bord du fleuve. Nous les avons aperçus depuis l’autre rive et vaguement situés.
Nous nous y rendons, à pieds, pour nous perdre dans les rues et nous laisser surprendre par la ville. Vers 17h, je nous ai vraiment perdues. Je les ai habituées à mon manque d’orientation. Nous sommes en bord de Spree, certes, mais encore loin du but. Lucie propose de faire une pause. Et c’est ainsi que nous tombons “par hasard”, sur le plus charmant des biergartens.
Petit et carré, décoré de lampions, il se trouve en contrebas de la rue. On y accède par 3 grandes marches en pierre. Une cabane en bois verte sert de bar et plusieurs personnes y font déjà la queue. En septembre, le gros des touristes est déjà parti mais les biergartens font encore le plein. Michèle s’assoit sur un banc libre pendant que Lucie et moi commandons nos 3 Ginger-ale.
Un remue-ménage attire notre attention. Des baffles portatifs sont installés aux 4 coins de ce qui semble être une piste de danse. Et la musique commence : le Libertango de Piazzolla. “J’aime tellement le tango !” dis-je. Les gens affluent, déposent leurs affaires devant le DJ et rejoignent la piste 2 par 2.
Parmi les danseurs, je repère Frantz. Difficile de le louper d’ailleurs : grand, élancé, brun, le teint pâle, il semble glisser sur le sol, en emportant sa magnifique partenaire dans un tango rapide et maîtrisé.
Il se fait appeler Alejandro car c’est plus vendeur pour son rôle de professeur de tango. Sa réputation n’est d’ailleurs plus à faire. Enseignant pédagogue à la beauté magnétique, il séduit tant les femmes que les hommes. Il est, de plus, un confident sensible, à la discrétion sans faille….croit-on.
Nous avions RDV à 17h45 mais Frantz aime être en avance. Ainsi, le personnage d’Alejandro a le temps de planter le décor. Il commence par impressionner la galerie avec sa partenaire, puis il invite les autres danseuses et même quelques débutantes. Quand il s’approche de nous, je sens Michèle se raidir ; elle flippe. Je sais qu’il l’invitera elle, en 1er. Et je sais qu’elle refusera. Ensuite, charmeur, il demandera “Qui de ces demoiselles m’accordera une danse ? Je ne peux pas repartir avec 3 refus, pensez à ma réputationne ! (il y met une pointe d’accent, pour le folklore). Les soeurs me regardent avec oeil mi-rieur mi-suppliant : “Vas-y toi !” Elles me poussent presque.
Je te suis donc sur la piste. Et au moment où tu te retournes pour faire un clin d’oeil aux jumelles, la pointe de mon pied bute sur le petit rebord de la piste. Je manque de m’étaler et me rattrape in-extremis à ta veste, tu me remets debout. J’entends les fille hilares, derrière moi ; ma maladresse ne les surprend plus. Je ris également. En me redressant, je vérifie que ma jupe est bien à sa place. Je sens la clé usb dans ma poche : tu l’y as glissée dans le chaos le plus total.
Tu fais mine de me rappeler les bases du tango. Nous prenons position face à face. La musique commence ; je reconnais les 1ers accords de guitare. Tu me regardes en souriant. Ce même sourire de nos 17 ans, le même morceau que notre dernier tango, celui de notre 1ère nuit ensemble, avec la même issue. Demain je quitterai Berlin.
Ou plutôt, c’est le personnage d’Ema qui disparaîtra.