Dans le petit village Sorcier de Valmoulu, plusieurs décennies avant la première Nuit des Marmites, la vie s’écoulait paisiblement comme à son habitude. Un beau jour de Printemps, tandis que le Soleil atteignait son zénith, les Sorciers vaquaient à leurs occupations. On entendait çà et là quelques musiciens interprétant des airs enjoués, et la grande place bruissait de sa petite activité printanière. Quelques étals formaient un marché aux fleurs improvisé, certains sorciers amenant leurs plus belles réalisations pour les échanger tandis que d’autres, n’ayant pas le courage de créer leurs propres fleurs, venaient simplement en acheter. Tout ce petit monde était heureux et les soucis n’étaient à ce moment-là que de belles fleurs parmi les autres. À quelques lieues de là, l’ambiance était toute autre… — Nobles amis-à-la-peau-d’écailles, je pense qu’il est temps de changer de zone-où-les-petits-animaux-sont-nombreux car je viens de manger le dernier, dit lentement Sarrgt de sa voix profonde et rocailleuse. La déclaration fut accompagnée d’un tonnerre de vrombissements sourds et de grognements agacés. — Comment peux-tu savoir que c’est le dernier, cher-ancêtre-aux-dents-acérées ? répondit Ghliett, une dragonne jeune et aussi vive qu’un moineau, ce qui n’était pas une mince prouesse pour un animal pesant plusieurs tonnes. — C’était la dernière boule-de-laine-qui-reste-dans-les-dents, puisque je te le dis. Quand bien même ce ne serait pas la dernière, crois-tu que notre clan pourra survivre s’il en restait quelques uns ? Je ne crois pas, gronda Sarrgt. Une jeune dragonne comme toi se doit de bien se nourrir si elle veut devenir grande et forte. La réponse du chef de clan fut accueillie par la jeune dragonne avec un claquement de mâchoires impatient. Elle demeura silencieuse, seule chose à faire lorsque le mâle alpha d’un groupe de dragons montre le moindre signe d’agacement. Elle se contenta de le regarder. Ghliett était une dragonne de taille tout à fait respectable pour son âge, mais Sarrgt était plus vieux de plusieurs siècles et il était au moins dix fois plus grand qu’elle. À côté de lui, elle se sentait parfois comme l’un de ces moutons qui garnissent le petit-déjeuner des dragons. Il était beau avec ses écailles d’un noir profond, majestueux et plein de sagesse. Il ne bougeait plus, les yeux fermés, le cou arqué et les narines vers le ciel. Elle savait ce qu’il était en train de faire. Le vénérable Sarrgt était en train d’écouter les Vents, de respirer les rayons du Soleil et sa langue captait les moindres signes de vie aux alentours. À cet instant précis, c’était plus fort qu’elle, la jeune dragonne l’admirait plus que tout. Quelque chose attira son regard sur le poitrail de Sarrgt et elle s’aperçut d’un détail qu’elle n’avait jusqu’alors pas remarqué. — Vénérable, saviez-vous que l’une de vos écailles était terne et abîmée ? Lança-t-elle d’un air détaché. Cela fait désordre pour le Roi que vous êtes. Touché. Les Dragons sont extrêmement vaniteux, et ils accordent une importance toute particulière à l’allure de leurs écailles. Sarrgt rugit, fit volte-face avec une fluidité déconcertante et planta son regard dans celui de sa congénère. Quelques centimètres les séparaient et la tension était palpable. Ghliett savait qu’elle avait touché un point sensible, mais elle se demandait à présent si elle n’était pas allé trop loin. Elle fut soulagée lorsqu’elle entendit le rire tonitruant du dragon. Le géant des airs, d’une simple contraction musculaire, éjecta son écaille abîmée qui tomba au sol dans un bruit métallique. — Tiens petite, je t’offre cette écaille, car tu risques de devoir attendre quelques siècles avant d’en avoir d’aussi belles, dit-il avant de marquer une pause. Même si je dois reconnaître que l’ensemble est prometteur, ajouta-t-il en détaillant les somptueuses écailles vertes aux reflets dorés de la jeune dragonne. Il décolla d’un puissant coup d’ailes. Ghliett attendit que le reste du Clan s’envole à la suite du chef avant de décoller à son tour. Elle avait bien trop de fierté pour laisser les autres s’apercevoir que le compliment de Sarrgt ne l’avait pas laissée indifférente et que ses écailles avaient viré au rouge écarlate. Revenons au joli village de Valmoulu, car il s’y est passé quelque chose. Enfin ! me direz-vous. Smitah, une jeune Sorcière d’une vingtaine d’années, se baladait sur la place du village en sifflotant. De nature joyeuse, elle saluait ses amis et regardait avec intérêt les étals du marché aux fleurs. Tout à coup, sans raison, la jeune femme s’effondra en poussant un hurlement strident. L’ambiance avait viré du tout au tout en une fraction de seconde. Le temps était suspendu. Les Sorciers ne savaient pas quoi faire. Gédéon, qui se trouvait juste à côté d’elle, fut le premier à réagir. — Smitah ! Smitah ! se mit-il à crier en s’agenouillant auprès d’elle. Il n’eut pas le temps de faire grand-chose car déjà Smitah reprenait connaissance. Elle mit un genou à terre avec précaution avant de se lever tout à fait, chancelante. Ses cheveux lui cachaient une partie du visage tandis qu’elle faisait quelques pas, plongeant son regard dans celui des Sorciers qui lui faisaient face. Sur son passage, un frisson parcourut l’assemblée. Ses yeux, noirs comme la Nuit, semblaient contenir des étoiles, des galaxies entières d’étoiles. Certains conteurs n’hésitent pas de nos jours à dire qu’on voyait à ce moment précis l’Univers tout entier dans ses yeux. Ce qui se passa ensuite défie toutes les lois de l’Univers, vous voilà prévenus. Toutes les fleurs du marché devinrent bleues, puis vertes, puis rouges, violettes, roses, et furent ensuite composées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Une grosse bulle apparut autour de la jeune femme et s’éleva lentement dans les airs à quelques mètres du sol. À l’intérieur de la bulle, Smitah était en lévitation, les bras écartés. Lorsqu’elle prit la parole, ce n’est pas sa voix que l’on entendit mais une voix profonde, et puissante. — Sorcières, Sorciers ! Un grand malheur est sur le point de vous frapper et je peux vous aider. Vous devez me faire confiance. Pour survivre, vous devez sans plus attendre amener tous les Sorciers de ce village vers la Grande Montagne. N’oubliez pas vos amis, proches, parents et enfants, assurez-vous de ne laisser personne derrière vous. Il n’y aura pas de seconde chance. Soyez bons, soyez grands ! Une fois la déclaration terminée, Smitah perdit connaissance et son corps inerte flotta lentement vers une petite étendue d’herbe moelleuse où elle demeura allongée, immobile. Des Sorciers se précipitèrent vers elle. — Est-ce qu’elle est vivante ? — Elle respire ou pas ? — J’arrive pas à croire qu’elle a flotté dans les airs… — Vous avez vu ses yeux tout à l’heure ? — Et cette voix ! Quelle voix impressionnante ! — Alors, alors, elle respire ? — Écartez-vous dit Arkhaiel, un vieux sorcier dont les cheveux bouclés et la longue barbe d’ordinaire blancs avaient pris une teinte argentée. C’était le chef du village. Je m’occupe d’elle. Pendant ce temps, vous avez entendu cette voix : qui que ce soit, nous devons la prendre au sérieux. Sonnez les alarmes, que tout le monde se rassemble sur la grande place au plus vite. Prenez le strict minimum, et pensez à vos voisins, amis, enfants, aïeux ! Les Sorciers s’éparpillèrent dans toutes les directions en poussant des cris paniqués. Les alarmes ne tardèrent pas à retentir. On entendait dans tout le village les voix des Sorciers de garde. — … restez calmes … prenez le strict minimum … rendez-vous au plus vite sur la place du village … restez calmes … prenez le strict minimum … À trois lieues de là, un spectacle rarissime se déroulait dans les airs. L’après-midi était chaude et ensoleillée mais quelques vents violents sévissaient en altitude. Le clan était en pleine migration et c’était à cette seule et unique occasion que l’on pouvait contempler un vol de Dragons. Sarrgt en tête, les autres le suivaient en profitant des courants-d’air-chauds-qui-montent pour voler sans effort. Ils reproduisaient toutes les subtilités de la trajectoire de leur chef pour éviter les grosses-bourrasques-qui-tapent-dans-les-ailes et l’ensemble formait un ballet fluide et somptueux. Sarrgt n’avait pas besoin de parler car tous ressentaient parfaitement son excitation. Il avait débusqué une réserve de bêtes-qui-se-mangent-facilement, ces petits-à-la-peau-fragile-et-qui-marchent-sur-deux-pattes si délicieux. Sur le passage de la douzaine de dragons, des zones entières étaient plongées dans l’obscurité durant plusieurs minutes, tant l’ombre qu’ils projetaient au sol était immense. Il ne restait plus qu’à se laisser porter jusqu’à destination sans fournir trop d’efforts. Tous avaient en tête le grand-festin-qui-remplit-les-panses qui se déroulerait, comme à chaque fois, lorsque le grand-disque-jaune-très-chaud aurait disparu. Si les Dragons en avaient été capables, un sourire serein aurait été affiché sur la gueule de chacun d’entre eux. Mais les Dragons ne sourient pas et tout ce que l’on voyait, c’était quelques énormes langues se lécher les babines. Dans le village de Valmoulu, l’heure était au rassemblement. Tous les Sorciers étaient désormais présents sur la place du village et ils venaient de se recompter pour la quatrième fois : cent quarante-deux, il ne manquait personne. — Très bien, nous allons donc nous mettre en route ! Nous progresserons en deux files côte à côte, que ceux qui marchent le moins vite se mettent devant. Que quelqu’un porte Smitah, elle n’a pas encore repris connaissance. J’ignore quel danger nous guette mais nous avons fait le choix de suivre les conseils qui nous ont été prodigués, alors ne traînons pas ! Je vous promets que tout se passera bien. La tirade d’Arkhaiel fut accueillie avec soulagement. Les Sorciers aimaient prendre des décisions au moins autant qu’être bousculés dans leur quotidien. Que quelqu’un prenne les devants leur convenait parfaitement. Pour la première fois – et probablement la seule et unique fois dans l’histoire de Valmoulu, tout le village se mit en route comme un seul homme et la grande place fut vide en quelques minutes. Lorsque tous les Sorciers furent sur le chemin qui menait à la Grande Montagne, un jeune garçon se retourna pour regarder son village. Il fut ému de le voir vide, sans vie, mais quelque chose attira son attention. Des étincelles apparurent timidement, puis plus nombreuses et des champignons grands de six pieds apparurent sur la place, près des maisons et un peu partout dans les rues. — Regardez ! Le village ! Dit-il d’une voix pressante. Les exclamations des premiers Sorciers à se retourner poussèrent les autres à regarder également. Rapidement tous les Sorciers avaient fait volte-face, incrédules, vers leur village qui était désormais peuplé d’étranges champignons aux allures d’êtres humains. — Je ne sais pas ce qui se passe en bas, dit Arkhaiel, mais je crois qu’il vaut mieux que nous allions nous mettre à l’abri. Continuons mes amis ! — Sarrgt, sais-tu seulement où tu vas ? Demanda un vieux dragon aux écailles grises. Non pas que mes ailes fatiguent, mais je n’aime pas voler plusieurs heures sans connaître ma destination. — Noble Orryx, je sais exactement où nous allons, répondit le chef du clan. Si tes ailes te le permettent, nous serons arrivés avant que le gros-disque-jaune-qui-chauffe disparaisse. Sa réponse fut accueillie par des grondements de satisfaction. Visiblement, Orryx avait dit tout haut ce que d’autres pensaient et les membres du clan étaient soulagés de savoir qu’ils seraient bientôt arrivés. Tout à coup, Sarrgt qui était en tête de file freina d’un violent coup d’ailes, immédiatement suivi par les autres. Les questions n’eurent pas le temps d’être posées car les dragons comprirent rapidement ce qui se passait. L’ensemble du clan adopta une posture menaçante en vol stationnaire, crocs découverts et griffes en avant. Un nuage gris foncé parcouru d’éclairs argentés venait d’apparaître devant le Vénérable Sarrgt. La forme du nuage ne cessait d’évoluer au gré de la foudre, et des tentacules de fumée électrique jaillissaient par moments pour disparaître quelques secondes plus tard. L’ensemble paraissait menaçant mais ne semblait pas attaquer. Le dragon prit la parole. — Et bien, Magie, voilà des siècles que nous n’avions eu le privilège de ta visite. Une cacophonie de chuchotements de dragons s’éleva. — La Magie ? Il a bien dit la Magie ? — Il a déjà rencontré la Magie ? — Bien sûr, j’y étais moi, pas vous ? — Mh… — Silence ! gronda Sarrgt. Taisez-vous petites cervelles, ou je vous broie la nuque. La remarque du dragon fut accueillie par des hérissements d’épines et d’écailles et quelques feulements sourds, mais aucun membre du clan n’osa aller plus loin. L’attention de tous se reporta donc sur l’échange qui venait de commencer. — Bonjour, Noble Dragon Sarrgt. La raison pour laquelle je me présente à toi en ce jour est terriblement simple. Je sais où vous allez, je sais la raison qui vous pousse à y aller. — Vraiment ? Voyez-vous cela, répondit le dragon en retroussant ses babines, laissant apparaître de gigantesques crocs acérés. — Tes dents de lait ne m’impressionnent pas, répondit la Magie d’un ton cinglant, ce qui acheva de refroidir l’ambiance. — Parle. — Vous autres Dragons êtes des créatures importantes. Vous êtes parmi les plus anciens peuples de ce monde, et votre présence m’est indispensable. Ce que vous vous apprêtez à faire risque de vous tuer. — Je ne te crois pas. — Tu vas pouvoir le vérifier par toi-même, Noble Dragon Sarrgt. Lorsque toi et ta meute arriverez à Valmoulu, commande à ta plus jeune dragonne de goûter la nourriture locale. Lorsqu’elle sera dangereusement empoisonnée, tu m’appelleras et à ce moment tu me croiras. Le nuage disparut en une fraction de seconde. Face à l’hésitation ambiante, Sarrgt lança un rugissement puissant et repris son vol vers Valmoulu. — Allez en route, dit-il. Ghliett, tu goûteras et nous verrons si ce que dit la Magie est véridique.

“Grande Montâââgneuh, que tu es bêêêlleuuuh, Nous arrivons, lentement mais sûrement, Grande Montâââgneuh, que tu es graaaandeuuuh, Et c’est heureux car nous sommes plus de cent !”

Les Sorciers avançaient à une allure sereine dans la joie et la bonne humeur, d’autant plus qu’arrivait le moment du repas. Pour ne pas perdre de temps, il avait été convenu qu’ils mangeraient en marchant. Arkhaiel avait toutefois accepté que l’allure soit légèrement ralentie. Si ses camarades avaient le coeur léger – une belle et grande balade avec tous les copains n’était pas si fréquente –, le vieil homme était cependant soucieux. Devant l’urgence de la situation, il n’avait pas pris le temps de réfléchir mais il se posait désormais des questions. Qu’est-ce qui leur prouvait que c’était bien la Magie qui les avait contactés ? Il n’avait jamais entendu parler d’une telle situation auparavant, ni même que la Magie avait une conscience propre ! Qu’allaient-ils trouver dans la Grande Montagne ? Devant la bonne humeur ambiante, il décida de garder ses interrogations pour lui. Il profita tout de même du trajet pour réviser quelques sortilèges de défense et d’attaque. Un rugissement puissant le tira de ses pensées. Il semblait venir de loin, de très loin mais cela ne le rassurait pas. Quelle genre de bête pouvait pousser un cri aussi puissant ? Les Sorciers s’arrêtèrent et échangèrent des regards inquiets et apeurés. Tous attendaient le verdict d’Arkhaiel. Le vieil homme était mal à l’aise et avait une boule dans la gorge qui l’empêchait de parler. — Je pense que nous avons bien fait de quitter notre village, se contenta-t-il de dire avec un petit rire gêné. — En avant ! Et le cortège reprit sa route d’un pas pressant avec une seule certitude : plus la distance qui les séparait de ce rugissement serait grande, et moins ils seraient en danger. Dans le petit village de Valmoulu, un spectacle unique se déroulait : une meute de dragons venait d’atterrir au centre de la grande place. Quelques uns inspectaient les immenses champignons qui avaient poussé çà et là, et le plus grand, le plus vieux du groupe dominait une petite dragonne. Sa taille était telle que le corps tout entier de Ghliett mesurait à peine autant que sa noble tête. — Sarrgt, implora-t-elle, je t’en prie, il doit y avoir une autre solution. — Tais-toi, petite sotte. Sais-tu seulement ce que représente la venue en personne de la Magie ? Ne discute pas et mange l’un de ces champignons. — Et comment veux-tu que je… — Cru ou cuit, peu m’importe. Mange-le et c’est tout, lui ordonna le dragon. Il ponctua sa phrase d’un claquement de mâchoires qui signifiait que la discussion était terminée. La jeune Ghliett n’avait pas le choix. C’était sa mission, directement commandée par le chef du clan. Elle devait obéir. Elle avança, tête basse, vers le champignon géant le plus proche. Ses narines frémirent lorsqu’elle en huma l’odeur, puis elle grimaça. Ces champignons sentaient vaguement le petit-animal-fragile-qui-avance-sur-deux-pattes, mais de plus près, pour l’odorat d’un dragon, l’odeur était nauséabonde. Elle décida de le manger flambé. Sans effort, elle cracha une flamme de deux mètres de long qui grilla le champignon. Elle prit une grande inspiration et le goba d’une seule bouchée. Les autres dragons s’étaient rassemblés tout autour d’elle. Ils la regardaient avec intérêt en retenant leur souffle, attendant de voir l’évolution de la situation. Sa réaction ne se fit pas attendre. La dragonne aux splendides écailles vert émeraude et reflets dorés perdit toutes ses couleurs en quelques secondes. Un profond râle monta de ses entrailles, et se transforma en un immense éternuement qui fit trembler le sol. De la fumée lui sortait par les naseaux et des torrents de larmes lui coulaient des yeux. — Je pense que c’est clair, dit un dragon. Elle est empoisonnée. Sarrgt ? Le dragon géant s’était déjà envolé et planait à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du village. Il cracha une colonne de flammes d’une longueur impressionnante, même pour un dragon. — Reviens ! Viens ici tout de suite, saleté de Magie ! Elle va mourir, hurla-t-il dans les cieux. Au sol, le nuage gris aux éclairs argentés venait d’apparaître et avait déjà enveloppé Ghliett qui était dans un état catastrophique. Les dragons avaient encerclé la jeune dragonne et feulaient, montrant les crocs en labourant le sol de leurs griffes, prêts à attaquer si leur chef leur en donnait l’ordre. Sarrgt atterrit dans une tornade de poussière, avec une telle violence que le sol se fissura sous le choc. Le cercle de dragons le laissa passer et il fit alors face à Ghliett qui flottait dans les airs. — Magie ! Qu’as-tu fait ? rugit le dragon, furieux. — Je n’ai rien fait Noble Dragon Sarrgt, tu ne m’as pas cru et je t’ai montré comment obtenir la preuve de mes dires. — Tu as empoisonné ma plus jeune dragonne ! — Cessons de chercher les coupables, tu en serais meurtri. Je te propose plutôt de m’écouter, j’ai un marché à te proposer. — Grmpf. Je t’écoute, répondit le dragon en lacérant le sol de ses griffes. — Ta jeune dragonne est effectivement empoisonnée. Son feu intérieur est presque éteint, ses écailles sont devenues livides et elles vont bientôt commencer à mollir. — Et bien ! Où est le remède ? Parle ! tonna-t-il. — J’accepte de prendre soin de ta dragonne, elle sera libre de te rejoindre lorsqu’elle sera complètement guérie. — Et comment vais-je nourrir mes dragons ? Nous avons besoin de nourriture. — Ces terres ne sont pas adaptées à votre voracité démesurée. Je te l’ai dit, j’aime profondément votre espèce. Je propose de vous créer un lieu paradisiaque où vous ne manquerez plus jamais de rien. — En échange ? — Et bien, en échange, rien. Vous vous engagez à y rester et à cesser de dépeupler mon monde. Oh, vous pourrez venir voir ce qui s’y passe de temps en temps, mais vous n’y mangerez plus. — Qu’avons-nous à y gagner ? Nous sommes des chasseurs et nous n’avons jamais eu besoin de personne pour trouver notre gibier. — Si vous refusez, il se pourrait que je dissémine d’autres sources de nourriture empoisonnées au gré de mes envies, au hasard. Il se pourrait que votre amie ne se rétablisse pas vraiment. Il se pourrait que les dragons disparaissent, répondit la Magie d’un ton détaché. Le vieux dragon n’en croyait pas ses oreilles. Un piège ! Ils venaient de tomber dans un piège ! Ils s’étaient fait avoir comme de vulgaires petits dragonneaux à peine sortis de l’oeuf ! Peste soit de cette Magie. Il devait garder son calme. Pour ses dragons. Il ne devait pas perdre la face. — Ta proposition t’honore. Nous sommes des dragons, des chasseurs, mais nous sommes également du côté de la Vie. Si ce que tu nous proposes permet de la préserver, alors nous acceptons. Sarrgt sursauta. Une image venait de naître dans son esprit. Une étendue verdoyante infinie parsemée de quelques forêts et traversée par trois rivières. Le dragon comprit immédiatement que la Magie venait de créer leur paradis. Son intuition le guida au Nord, loin au Nord. Ne sachant quelle attitude adopter face à cette Magie qui leur ofrrait cette prison dorée, il se contenta de faire claquer sa langue, signal du départ pour sa troupe. Avant de décoller, il se tourna vers la Magie une dernière fois et hocha la tête en guise de remerciement. — Prend soin de ma dragonne, c’est tout ce que je te demande.

Les onze dragons décollèrent dans un ensemble harmonieux. Quelques puissants coups d’ailes plus tard, ils n’étaient déjà plus qu’un petit point dans le ciel orangé du Soleil couchant. Les Sorciers n’étaient plus qu’à quelques lieues de la Grande Montagne. Quelques irréductibles continuaient à chanter, mais la plupart étaient simplement concentrés sur la route pour éviter de trébucher sur un caillou. — Smitah ! Smitah s’est réveillée, s’exclama la voix puissante du Sorcier qui portait la jeune femme. Les Sorciers poussèrent un cri de soulagement. — Ah, euh, elle a toujours les yeux bizarres, ajouta-t-il. Et elle se remet à flotter dans les airs. Les Sorciers poussèrent un soupir d’exaspération. — Sorcières, Sorciers, vous avez été courageux ! Je tiens à vous féliciter pour votre réactivité sans pareille. Je suis fière d’avoir de dignes représentants en ce monde. — Elle le sait qu’on utilise surtout la magie pour faire la vaisselle et cuire les poulets ? Demanda un Sorcier en chuchotant à son voisin, qui le fit taire d’un coup de coude dans les côtes. — Le danger est désormais écarté, vous pouvez regagner votre village en toute sécurité. Vous ne craignez plus rien. Les Sorciers regardèrent Smitah, incrédules. C’était déjà fini ? Ils n’avaient rien vu, rien remarqué. Certains avaient secrètement espéré apercevoir quelques grosses explosions et autres gerbes d’étincelles, ils étaient déçus. — Mais euh… Magie ? Madame Magie ? Madame la Magie ? — Oui, jeune Sorcier, répondit la Magie attendrie. — Euh, donc en fait on vient de marcher pendant plus de cinq heures et on doit marcher de nouveau plus de cinq heures ? — Ouais c’est vrai ça, et on n’a pas vu les explosions ni rien, vous pouvez pas nous aider Madame la Magie ? — S’il-vous-plaît ? Smitah affichait désormais un grand sourire. Elle leva les bras en l’air, joignit ses mains, et les Sorciers se retrouvèrent une seconde plus tard sur la place du village. Au même moment, les champignons disparurent, et les sorciers les plus vifs aperçurent une forme blanche se déplacer vers la Grande Montagne à toute allure. Certains évoqueront un Dragon Argenté, mais les autres leur répondent alors qu’il est temps d’arrêter de boire du jus de fraises fermenté.