Dans le petit village de Valmoulu, une belle après-midi ensoleillée s’achevait dans la douce chaleur du printemps. Seul dans sa bibliothèque remplie de livres du sol au plafond, un Sorcier était en train d’étudier. — Sam ? Sam ! Où es-tu ? — Je suis dans la bibliothèque ma chérie, répondit-il à sa femme. Elle apparut une fraction de seconde plus tard dans l’encadrement de la porte. — Tu travailles encore, dit-elle d’un ton las. Je ne veux pas te déranger, veux-tu que je t’amène ton repas ? — Non, tu es gentille mais je préfère le partager avec toi, répondit Samamena en se levant. Allons manger ! — Alors, est-ce que tu as trouvé une piste ? — Non, toujours pas… Peut-être qu’il n’y a pas de solution après tout. Albertine embrassa tendrement son époux et le serra contre son coeur. Elle était triste pour lui qu’il ne parvienne pas à se satisfaire de sa condition. — J’aimerais que tu cesses de t’en préoccuper à ce point mon ange, lui dit-elle. Je t’aime comme tu es, de cela tu ne dois pas douter.

Samamena essuya une larme qui perlait au coin de son oeil. Il lui était reconnaissant pour son amour inconditionnel. Albertine était la femme de sa vie. Il ne doutait pas de son amour, bien sûr, mais il était simplement déçu de ne pouvoir être à la hauteur. Une fois le repas terminé, Samamena débarrassa la table et sortit chercher un petit seau d’eau pour faire la vaisselle. Lorsqu’il revint, elle était déjà propre, séchée et rangée. Il se retourna vers Albertine qui le regardait d’un air malicieux, sa baguette à la main. — Ma princesse, tu sais que je tiens à faire la vaisselle moi-même, au moins de temps en temps, lui dit-il avec un ton plein de reproches. C’est important pour moi. — Pardon, je pensais te rendre service. Je peux revenir en arrière si tu veux. Je peux même rendre les assiettes encore plus sales, pour que tu aies encore plus de travail. — Non, maintenant que c’est fait ce serait idiot de les salir de nouveau, répondit Samamena avec un air penaud. Mais je tiens à m’occuper de la vaisselle et du ménage dès demain. Tu es d’accord ? — Sam, si cela t’amuse je veux bien te laisser faire toutes les tâches ménagères que tu voudras, mais tu sais que grâce à la magie je peux le faire en une fraction de seconde. Tu n’as pas à me prouver quoi que ce soit, lui dit Albertine tout en s’éloignant vers le salon. Si tu me cherches, je vais lire au coin du feu. Samamena préféra en rester là. Albertine ne pouvait pas comprendre ce qu’il ressentait et il était inutile de poursuivre le débat. Il préféra retourner à ses recherches et commencer la lecture du deuxième grimoire de la journée. Il désirait plus que tout trouver des réponses à ses questions, mais son espoir s’effritait de jour en jour. Il travailla jusque tard et une fois de plus n’osa pas déranger son amie en rejoignant le lit en pleine nuit. Il passa donc la nuit affalé dans son fauteuil qui était confortable, certes, mais qui ne valait pas un bon lit moelleux. Le lendemain matin, il se réveilla fatigué et perclus de courbatures. Il décida pour se dégourdir les jambes d’aller se balader dans le village. L’air matinal était frais et agréable et il eut plaisir à inspirer profondément pour “s’oxygéner le cerveau”, comme il aimait le dire. Ses pas l’amenaient vers la grande place quand il entendit qu’on l’interpellait. — Bonjour Samamena ! Le jeune homme chercha d’où provenait la voix. Il aperçut Arkhaiel, le professeur très respecté de l’école du village. Il était très vieux et sa longue barbe blanche en témoignait. — Bonjour Arkhaiel, répondit le jeune homme avec un sourire. Comment allez-vous ?

— Fort bien ma foi, merci de t’en soucier. Et toi ? Où en sont tes recherches ? Samamena ne put s’empêcher de rougir. Arkhaiel était le seul Sorcier du village avec Albertine à être au courant de son handicap. Il avait tout de suite repéré chez le jeune homme sa différence, et c’est sur ses conseils que Samamena l’avait gardée secrète. — Malheureusement je n’ai toujours aucune piste. J’ai déjà lu une bonne cinquantaine de grimoires, mais rien. — Ne désespère surtout pas, je suis sûr que tu trouveras des réponses. Je dois aller à l’école accueillir mes élèves, nous aurons l’occasion d’en reparler ! Belle journée à toi, mon cher Samamena. — Merci Arkhaiel, à vous également, répondit Sam en regardant son ancien professeur s’éloigner. Lorsqu’il revint chez lui après sa promenade, le jeune homme fut surpris de trouver la maison vide. Albertine était une femme imprévisible et elle partait souvent des heures pour ses histoires de magie, mais jamais sans prévenir. Il traversa les pièces de la maison à la recherche d’un petit mot, d’un morceau de papier sur lequel elle aurait indiqué l’endroit où elle était allée ou encore l’heure à laquelle elle pensait revenir. Il chercha dans le salon et la chambre un indice qui lui permît de ne pas s’inquiéter, mais il ne trouva rien. Il fouilla même dans la cuisine, entre les marmites, derrière les pots de confiture de fraise… Malheureusement pas un mot, pas le moindre petit morceau de papier. Le Soleil était déjà haut dans le ciel. Sam était parti toute la matinée. Il n’était pas d’une nature angoissée – il était même plutôt serein en général, il commença la préparation du déjeuner. L’odeur de ma fameuse poule au pot devrait la faire revenir pour le repas, pensa-t-il alors qu’il s’activait aux fourneaux. Deux heures plus tard, une formidable poule au pot fumante trônait dans une marmite suspendue dans la cheminée. Sam était épuisé d’avoir tout préparé, de la poule aux légumes, en passant par le bois pour le feu de la cheminée. Il insistait pour faire lui-même certaines tâches quotidiennes, mais c’était tout de même Albertine qui avait pris l’habitude de s’occuper des repas. Elle mariait les ingrédients comme personne et il n’était pas très doué pour la cuisine, il faut savoir faire des concessions dans la vie. Samamena servit une petite louche dans une coupelle pour goûter. Même avec une pincée de poudre magique d’assaisonnement parfait, sa poule au pot maison était à des années-lumière de ce que son épouse était capable de faire. Le jeune homme s’installa dans le fauteuil devant la cheminée et s’endormit aussitôt. Peut-être espérait-il se faire réveiller par un délicat baiser de son épouse ? Malheureusement, lorsque Samamena se réveilla quelques heures plus tard… — Albertine ? Ma princesse ? Tu es rentrée ? appela-t-il d’une voix endormie. Silence. Pas de réponse. — Tu as vu ? J’ai préparé moi-même une poule au pot. Oh, elle n’est pas si bonne que la tienne, mais je l’ai faite pour toi avec amour ! Rien. Samamena regarda par la fenêtre et vit que la lumière du jour commençait à diminuer. La journée touchait à sa fin, et toujours aucun signe de la part de son épouse. L’inquiétude, qui l’avait jusqu’à présent vaguement effleuré, lui percuta l’estomac. Durant trois jours et trois nuits, le jeune homme resta chez lui, préparant chaque jour un nouveau plat qu’il suspendait dans la cheminée dans l’espoir de pouvoir le partager avec son épouse. Il ne trouvait pas le sommeil. Il n’avait pas d’appétit. Tous les matins, il frappait chez ses voisins pour leur offrir le plat qu’il avait préparé la veille et auquel il n’avait pas touché. — Merci beaucoup Sam, c’est très généreux de ta part ! lui répondaient-ils. Tu es sûr que ça ne te prive pas ? — Je vous en prie ! Vous savez bien, grâce à la magie, toute cette cuisine ne me prend pas beaucoup de temps, et puis ça me permet de m’entraîner ! En revenant chez lui, il faisait la vaisselle, frottait ses plats et ustensiles pour les faire briller, puis faisait le ménage dans toute sa maison. Lorsque la matinée touchait à sa fin, il passait en cuisine. Il préparait un plat en suivant une recette choisie au hasard qui était parfois longue et fatigante, surtout après trois heures de ménage intensif. Il faisait ensuite une sieste en début d’après-midi car il était épuisé, après quoi il partait se balader. Il ne voulait pas embêter les gens avec ses problèmes et répondait toujours que tout allait bien lorsqu’on lui demandait. Le soir du troisième jour, Samamena rencontra de nouveau Arkhaiel qui rentrait chez lui. — Bonjour jeune homme ! le salua-t-il. — Bonjour Arkhaiel, comment allez vous ? — Fort bien, et toi donc ? Tes recherches avancent-elles ? Samamena écarquilla les yeux. Ses recherches ! Il avait parfaitement oublié ses recherches ces derniers jours ! Depuis que son épouse était partie, depuis qu’elle n’était plus là pour régler la question des tâches quotidiennes d’un coup de baguette magique, il passait ses journées à laver, récurer et préparer les repas. — Euh… Je… Et bien, à vrai dire, rien de neuf. Malheureusement. — J’en suis bien désolé, répondit Arkhaiel qui ne put cacher sa déception. J’ai moi-même mené quelques recherches dans ma bibliothèque personnelle. Je n’ai malheureusement aucune piste moi non plus. Tu sembles être la première personne toutes archives confondues qui rencontre ce problème. — Je… Je pense que je vais arrêter mes recherches. Elles m’épuisent et j’ai le sentiment de perdre mon temps. — Tu pourrais faire une petite pause. Quelques semaines, quelques mois sans plus trop y penser, tu auras peut-être une intuition, une révélation, proposa Arkhaiel. Et puis Albertine est là pour t’épauler, vous devriez en profiter pour prendre du temps pour vous deux. — Je… Oui merci, répondit Sam, troublé. Je vais suivre tes conseils. Euh, je… J’y vais, à la maison. À bientôt. — À bientôt Sam, et bon courage !

Le temps s’écoula à une vitesse folle. Samamena ne parvint pas à masquer l’absence de son épouse plus de quelques jours et tout le village fut rapidement au courant. Les Sorcières et les Sorciers furent avec Sam d’une extrême gentillesse, ce qui n’arrangeait vraiment pas le jeune homme. En effet, avec tous les regards braqués sur lui et les gentilles attentions à son égard, il avait énormément de mal à masquer son infirmité. Il ne se passait pas une journée sans que l’un de ses amis vienne lui témoigner son soutien, passer un peu de temps avec lui, boire un jus de fraise et discuter. Il se réveillait en pleine nuit pour faire la vaisselle, le ménage et préparer ses repas car il ne voulait pas être surpris en train de le faire à la main. Au bout de quelques mois, Samamena était exténué. Il menait une double vie et cela ne lui convenait pas. Il en avait assez de prétendre être ce qu’il n’était pas, mais il était allé trop loin dans son mensonge pour revenir en arrière. Il devait trouver une solution pour que ses amis cessent d’être aussi gentils avec lui. La solution s’amena d’elle-même : au fil du temps, il fit de moins en moins d’efforts, n’hésitant pas à signifier à ses amis qu’ils le dérangeaient. Il perdit peu à peu sa joie de vivre, il ne parvenait plus à faire semblant. Ses amis le saluaient de loin mais ne venaient plus jusqu’à lui. Il était devenu le seul maître de ses interactions avec les autres. Lorsqu’il en avait envie, il se rendait aux fêtes de village, sur le marché ou encore chez ses amis, mais le reste du temps il demeurait seul.

Samamena continuait cependant d’apporter tous les jours à l’aube le fruit de son travail en cuisine à ses voisins. Lorsqu'ils étaient absents, le jeune homme posait la marmite sur le pas de leur porte. Ils avaient noué une belle relation et il avait plaisir à leur offrir ses plats. Un beau matin, alors qu’il portait deux marmites à bout de bras, il trouva sur le pas de sa porte une enveloppe. Il fut intrigué et pensa immédiatement à Albertine, son épouse qui était partie depuis près d’un an alors. Il reposa ses marmites et s’empressa de la ramasser. Des nuages de couleurs se déplaçaient lentement le long du papier dans une danse hypnotique et l’ensemble était magnifique. L’enveloppe était fermée d’un sceau de cire sur lequel la lettre A était visible. Fébrile, il l’ouvrit afin de lire le mot qu’elle contenait.

“Mon Amour, tu trouveras les réponses à tes questions dans la Grande Montagne. Je reviendrai bientôt, et je t’expliquerai tout. J’espère que tu me pardonneras. Je t’aime. Albertine PS : tu ne dois pas y aller seul, le Dragon d’Argent aurait raison de toi”

Lorsque Samamena releva les yeux, une larme coula le long de sa joue. Sous le coup de la surprise, il resta les bras ballants plusieurs minutes, le regard vide et un grand sourire aux lèvres. L’espoir était revenu.