https://journals.openedition.org/ebisu/4083

「メイド・イン・ジャパン」食品の地理的表示―あらたな地政学的傾向と品質基準の変化―

Geographical Indications of Origin in Japan. A New Geopolitical Orientation and an Evolution in the Definition of Quality

Afin de protéger son agriculture de qualité pour s’adapter à un système de libre-échange en expansion sur la zone Asie-Pacifique, le Japon a, par la mise en place en 2015 d’un système de protection sui generis des indications géographiques, opéré un changement majeur dans son positionnement international sur la question de l’origine. Le nombre d’indications accordées après trois ans est d’ores et déjà important et elles induisent des changements tant économiques que géographiques. L’article montre qu’à la concurrence entre les produits se superpose à présent une concurrence entre les marques déposées et les lieux d’origine, ainsi qu’une autre entre les indications elles-mêmes dont le but est de capitaliser sur le désir des consommateurs pour des productions locales clairement identifiables.

L’année 2015 a marqué un tournant historique pour l’usage de la notion de made in Japan. En effet, le système japonais de protection des produits et de garantie de la qualité, qui était jusque-là centré sur les marques et des standards de fabrication et n’avait jamais vraiment pris en compte positivement l’origine géographique des produits, a soudainement changé de perspective. C’est un fait qui interpelle dans la mesure où la culture alimentaire japonaise accorde une place importante à la référence aux lieux et aux produits de terroir, mais cette tendance ne s’était pas jusqu’alors traduite sur le plan du droit. Malgré de nombreuses tentatives de créations de labels régionaux depuis une quinzaine d’années, et une première avancée en 2006 sur des propriétés collectives à noms géographiques, le Japon n’avait pas envisagé un système géré au niveau national, qui aurait permis par la suite des accords internationaux de reconnaissance réciproque.

Cette étude, dans une première partie, se propose d’interroger les raisons du retournement japonais sur la question des indications d’origine géographique. Nous détaillerons ensuite la mise en place du projet japonais en dressant un premier bilan des produits ayant reçu une certification, avant de nous intéresser aux bouleversements géographiques que ce nouveau système génère à différentes échelles.

Avant l’élaboration de la loi de 2015, le Japon n’avait jamais manifesté aucune volonté forte de défendre ou de promouvoir les indications d’origine géographique au plan international. Il avait certes signé la Convention de Paris de 1883 sur la protection de la propriété intellectuelle, l’Arrangement de Madrid concernant la répression des indications de provenance fausses ou fallacieuses des produits de 1891, puis les accords TRIPS (Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights) de 1994, mais il n’a pas signé l’Arrangement de Lisbonne de 1953 sur la reconnaissance réciproque des IG et s’est contenté au début des années 2000 d’une législation « négative » – consistant à interdire les références géographiques abusives – au détriment d’une protection « positive », à savoir l’enregistrement au plan national des indications par les producteurs eux-mêmes (Augustin-Jean & Sekine 2012 : 146). Surtout, le pays n’avait pas vraiment pris position dans le débat sur la nature des indications d’origine géographique et de leur droit spécifique (système sui generis). Ce dernier met en évidence deux visions de la mise en relation des économies et de l’ouverture des échanges à l’échelle mondiale, qui opposent l’« ancien » et le « nouveau » mondes.

Ce que nous entendons ici par indication géographique est le signe apposé sur des produits ayant une origine particulière qui garantit qu’ils possèdent les qualités dues précisément à cette origine. L’article 22.1. de l’accord sur les TRIPS les définit comme suit :

Des indications qui servent à identifier un produit comme étant originaire du territoire [d’un membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)], ou d’une région ou localité de ce territoire, dans le cas où une qualité, réputation ou autre caractéristique déterminée du produit peut être attribuée essentiellement à cette origine géographique.(Organisation mondiale de la propriété intellectuelle [OMPI] 2017, p. 8.)

Cette définition suppose un lien entre les qualités du produit et son origine, qui toutefois n’est pas forcément compris de la même façon par l’ensemble des acteurs à l’échelle mondiale. Concrètement, le signe peut être une propriété collective déposée (collective trademark en anglais, dantai shōhyō 団体商標 en japonais) utilisant un nom géographique enregistré, ce qui est la position des États-Unis ; ou bien la référence à un espace géographique délimité et protégé, ce qui est la position de l’Union européenne.

Tim Josling, dans un article au titre évocateur paru en 2006, « The War on Terroir », indique que les IG sont « la caractérisation juridique et la protection intellectuelle du concept de terroir » (Josling 2006), c’est-à-dire, d’« un espace géographique délimité, défini à partir d’une communauté humaine qui a construit au cours de son histoire un ensemble de traits culturels distinctifs, de savoirs et de pratiques fondés sur un système d’interactions entre le milieu naturel et les facteurs humains4 » (Casabianca et al. 2008). Les savoir-faire mis en œuvre, propres à cet espace, révèlent donc originalité et typicité, et offrent une reconnaissance aux produits ou aux services originaires de cet espace, ce qui explique le prix souvent supérieur que les consommateurs acceptent de payer. C’est ce lien origine-qualité qui fait débat entre, d’une part, les sociétés dont les héritages agricoles ont profondément marqué la relation à l’alimentation, et, d’autre part, celles pour qui standards de fabrication et normes suffisent.

Le débat fait rage depuis plus d’un demi-siècle : les accords TRIPS de l’OMC en 1994, qui ont entériné une définition pour les 154 membres de l’organisation, ont vu justement s’opposer les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande d’un côté, à l’Union européenne et, dans une moindre mesure, l’Amérique latine de l’autre. La clé du contentieux étant que l’indication de l’origine désavantage ceux qui en sont exclus en dépit de standards équivalents, alors que pour les tenants d’une législation basée sur l’origine, les produits sont liés à une qualité (négociée localement) et à une tradition qu’il convient de valoriser (Ilbert & Petit 2009). Ces deux tendances correspondent à une opposition sur la propriété intellectuelle entre les marques et les indications d’origine. L’enjeu est de défendre des noms reconnus d’entités géographiques contre certains groupes privés susceptibles de les utiliser de manière générique pour promouvoir leurs produits.

Entre les marques et les indications d’origine, se profilent également deux visions de la qualité des produits. Au-delà d’une dimension intrinsèque, la qualité fait en pratique l’objet d’un consensus et de négociations. Un système intégrant principalement des critères économiques mettra en avant des normes et des standards de fabrication assurant la sécurité et la qualité des produits, tandis qu’un système intégrant une vision sociétale y ajoute la dimension territoriale et culturelle (Augustin-Jean & Sekine 2012), ce qui correspond, si nous voulons aller un peu plus loin, à une relation presque ontologique de l’être humain à son alimentation et aux lieux de sa production. Le rapport au milieu peut dans ce cas être pensé à travers la théorie des trois corps de l’homme, développée par Augustin Berque5 (Berque 2013), qui s’applique très bien pour définir l’alimentation humaine et permet d’expliquer pourquoi l’origine des produits est autant valorisée.

Les marchés alimentaires se différencient des autres (Steiner 2012), ce qui explique la sensibilité des opinions publiques et des différents acteurs sur la question. En effet, comme l’indique le sociologue Claude Fischler, en consommant un produit, l’être humain ingère les représentations qui lui sont liées (Fischler 2001), ce lien impliquant aussi le lieu. Les travaux de géographes français comme Roger Dion, Jean-Robert Pitte ou Gilles Fumey montrent d’ailleurs que le terroir est un concept qui permet justement de relier l’alimentation humaine à l’agriculture et aux relations entre la société et son milieu (Baumert & Fukuda 2017). Ce n’est donc pas un hasard si les IG sont d’abord nées pour des productions alimentaires avant d’être étendues à diverses formes d’artisanat traditionnel.

Sur cette question, le Japon s’est distingué durant la seconde moitié du xxe siècle par sa neutralité et un certain suivisme vis-à-vis des États-Unis. Jusque-là, son marché agroalimentaire était en effet resté très protégé et le pays n’avait aucun intérêt à s’opposer aux États-Unis dans un débat qui le concernait peu. Il s’alignait donc sur la position de la prééminence des marques, puisqu’elle assurait à ses propres groupes nationaux le contrôle du marché agroalimentaire face aux producteurs et permettait à ses autres secteurs (en particulier l’automobile) de bénéficier des avantages du commerce mondial. Le développement d’une législation nationale sur les IG n’a donc jamais été encouragé, malgré une demande de la part de producteurs et de consommateurs, aux yeux desquels une indication d’origine – donc d’authenticité et d’identité des produits – était culturellement importante.

Car le Japon, malgré sa législation jusque-là favorable aux marques et aux standards, possède des caractéristiques propres aux pays dont la culture agricole ancienne a façonné durablement les paysages autant que les représentations du territoire, comme les pays de l’Europe latine. Les mythes attachés à la ruralité y constituent un puissant facteur du sentiment national (sans commune mesure avec le poids démographique et économique actuel des campagnes). Pour les produits alimentaires, il existe ainsi une foule de produits de terroir, représentatifs des régions dont ils sont issus, même si leur traduction dans le droit ne s’est pas concrétisée avant 2015. On pense par exemple aux akafuku 赤福 d’Ise, aux sakés de Niigata, aux thés d’Uji ou aux kibidango きび団子 d’Okayama, cadeaux et souvenirs de voyage (omiyage お土産) presque obligés du voyageur sachant vivre et quoi manger, où et en quelle saison.

L’ancienneté de l’association entre l’origine et la qualité se retrouve aussi dans la langue japonaise, où trois termes sont appliqués aux ingrédients ou au savoir-faire des productions agroalimentaires : nōsanchi 農産地 (terre agricole, propriétés agronomiques du sol), chihō 地方 (province, région, territoire) et kyōdo 郷土 (identité du lieu). Il est également possible d’associer fūdo 風土 (milieu géographique) et son élargissement conceptuel, tel qu’entendu par le philosophe Watsuji Tetsurō 和辻哲郎 (géographicité/médiance6), pour retrouver une sensibilité à la fois proche et complémentaire du concept de terroir développé en Europe. Au Japon, cette attention aux lieux s’exprime particulièrement dans le goût pour la consommation des produits dans les paysages mêmes qui les ont vus naître, ce que caractérise bien la formule chisan chishō 地産地消 que l’on peut traduire par « produire et consommer au pays ». Cet art de vivre réinventé depuis peu a entraîné au niveau local le développement de productions de qualité pour le riz, la viande ou les légumes, tout comme l’apparition de circuits de distribution courts et de commercialisation directe (Shimohirao et al. 2009).

Les années 2000 ont également vu la mise en place de divers labels d’origine géographique, en général portés par des associations de producteurs. On peut prendre l’exemple du saké, pour lequel, avec le renversement de l’image des régions et l’augmentation de la demande en sakés supérieurs, des processus de créations d’appellations régionales sous forme de labels se sont mis en place, court-circuitant la hiérarchie traditionnelle des grandes marques. Le département de Niigata a été la première région à proposer, en 1997, par l’intermédiaire de son association régionale de brasseurs, un label d’origine sur ses bouteilles (Niigata-o-c). Suite au succès rencontré, le département de Nagano a développé en 2002 un système similaire, puis, en 2004, le département de Saga. L’année suivante, cinq fabricants d’Ishikawa (un département bordant la mer du Japon), profitant de l’évolution de la législation, ont mis en place une indication de type marques déposées à noms géographiques, reconnue par le ministère des Finances (Zaimushō 財務省, MOF [Ministry of Finance]) et centrée sur la région montagneuse de Hakusan 白山 (Baumert 2013).

Sous la pression des producteurs locaux et des consommateurs, la législation concernant l’origine des produits a aussi évolué dans les années 2004-2006 vers un système de marques collectives incluant l’origine. Une enquête effectuée à l’époque révélait d’ailleurs que selon 80 % des consommateurs interrogés, la mention du lieu de production était importante (Kojo 2006 : 286)7. Dans le cadre des accords TRIPS, une nouvelle législation portant sur les marques déposées, utilisant des labels et des noms régionaux pour une vingtaine de produits agricoles, a alors été mise en place avec référence obligatoire au lieu de production (ibid.). Preuve de la nécessité de cette législation, dans les huit premiers mois de l’application de la loi, 638 marques régionales ont déposé une demande (ibid., 299), dont une dès le premier jour pour le bœuf de Kobe, les producteurs profitant immédiatement de l’opportunité pour protéger le nom des risques d’usurpation (Augustin-Jean & Sekine 2012 : 156).