Je m’appelle Julien Carpentier. J’ai 35 ans et je me marie dans quelques jours. Je vis à Toulon depuis toujours. J’ai même racheté la maison de mes parents, quand ils ont décidé de la vendre, pour passer leur retraite en Bretagne. Je suis capitaine au SPJ de Toulon. Le Service de Police Judiciaire est spécialisé dans les enquêtes complexes : homicides, crimes graves, dossiers non élucidés. En été, on donne un coup de main pour pallier le sous-effectif estival.
Je m’attendais donc à ce que la période soit dense : entre les touristes inconscients, les problèmes de voisinage et nos criminels habituels.
Mais j’avoue que cette année a dépassé toutes mes espérances. La brigade a dû enquêter sur un accident grave ayant entraîné la mort d’un touriste, puis sur une tentative de meurtre raciste. Il s’est avéré que la victime du second cas était témoin dans le premier sans que les deux affaires ne soient liées. Et puis nous avons enquêté sur une affaire vieille de 20 ans. Une affaire qui a mobilisé tous les services de police. Elle me tient particulièrement à coeur car c’est par elle que tout a commencé. Même mon mariage avec Romain est lié à cette affaire.
Quand j’ai rencontré Romain, il était serveur à l’Escadron, le bar en face du SPJ. Il était venu en renfort estival et n’est jamais reparti. Le lendemain de notre 1ère nuit chez moi, il m’a annoncé très sérieusement : “tu ne le sais pas encore, Julien, mais toi et moi, c’est pour la vie. Pour l’instant, je ne veux rien savoir et je patienterai le temps qu’il faudra. Mais un jour, quand tu seras prêt, tu m’expliqueras pourquoi tu es entré dans la police, pourquoi n’avoir jamais quitté Toulon, quelle est l’histoire derrière le mur de cartes postales numérotées, dans le bureau du rez-de-chaussée.
Romain a tenu parole. Il a patienté 2 ans. Le soir où je l’ai demandé en mariage, j’ai répondu que ses 3 questions tenaient en une seule réponse : “Juliette”.
J’ai connu Juliette à 12 ans et on est devenu amis pour la vie. Elle a tout de suite compris ma différence. Je n’avais pas encore mis le mot sur mon homosexualité mais elle, elle savait. Elle a toujours eu ce train d’avance, cette sensibilité à fleur de peau et un instinct incroyable. Juliette, c’était/c’est mon amie-soeur. Elle venait pour les vacances, chez Maître Martiaque, son parrain, un magistrat anti-corruption très connu à l’époque. Pour moi, c’était surtout le voisin, un type hyper sympa, ouvert, avec un humour incroyable !
Pendant 3 ans, on passait l’année scolaire à s’écrire en attendant les vacances. Pendant les vacances, on faisait les 400 coups. On passait nos journées ensemble et on s’écrivait en douce à travers la palissade, pour préparer les aventures suivantes. Juliette n’avait peur de rien. Une fois, on était entré par effraction dans un cabanon abandonné, à côté de chez mes grands-parents, au Pin de Galle. Je t’explique pas la soufflante qu’on s’est pris. On a dû sortir les poubelles de tout le quartier pendant 15 jours, comme punition. Je ne devrais pas l’avouer mais je ne regrette rien ; ça valait le coup !
Mais tout a une fin. Notre monde merveilleux a basculé le 8 août 2006. Ce jour là, il faisait beau. Juliette et moi nous étions vu le matin pour jouer à pile ou face lequel d’entre nous aurait le droit de draguer Wilfrid. J’avais gagné. Bonne perdante, elle m’avait embrassé sur la joue en partant avec un air d’actrice italienne triomphante : “j’m’en fous, aujourd’hui Parrain m’emmène manger une cade à Dédé. A plus dans le bus, Amore mio”. C’est la dernière fois que j’ai vu ce sourire-là.
Maître Martiaque n’est pas venu au RDV ; il a été exécuté en sortant du palais de justice. L’assassin n’a pas été retrouvé. Heureusement, Juliette n’était pas sur les lieux. Elle n’a pas assisté à la scène. Mais nos vies à tous les 2, ont été bouleversées à tout jamais ce 8 août.
Juliette n’a pas pleuré à l’enterrement ; elle était en colère. Sa famille la ramenait chez elle, en Corse. Mais elle m’a promis qu’elle reviendrait une fois qu’ils auraient tous payé. D’une manière ou d’une autre. Que voulait-elle dire derrière “tous” ? Je n’en avais pas la moindre idée, à l’époque. Mais depuis quelques années, un scénario semble se dessiner.
Juliette est donc partie, le lendemain de l’enterrement de son parrain. Depuis 10 ans, elle m’envoie des cartes postales des 4 coins de la planète. C’est sa façon à elle de garder le lien, de me dire qu’elle garde un oeil sur moi et qu’elle va bien. Au début, j’aimantais ses cartes sur le frigo, comme tout le monde.
Ensuite, je suis entré dans la police parce que l’assassinat de mon voisin préféré m’avait marqué. Plus que je ne le pensais. C’était devenu une obsession. Je suis resté à Toulon pour avoir accès aux archives du dossier d’enquête. J’ai choisi le SPJ avec l’espoir de trouver, un jour, un élément pour rouvrir l’enquête. Je suis donc devenu enquêteur. Suffisamment bon dans mon domaine pour être nommé Capitaine.
Quand je me suis mis à travailler tard sur certaines affaires, je me suis installé dans l’ancien bureau de mon père. Et quand il n’y a plus eu assez de place sur le frigo pour les cartes postales de Juliette, l’envie m’a pris de les ranger par date, dans des boîtes en fer. Tu sais, les boîtes de gâteaux. Je les ai étalées par terre, dans le bureau. J’ai établi une chronologie. Je les ai relues. Et là, seulement, j’ai commencé à cogiter. Sous couvert de simples cartes postales de vacances, elles étaient codées. On adorait les codes quand on était gosse. Celui-ci était bien plus complexe mais, quand j’en suis enfin venu à bout, il m’a semblé entendre la voix fluette de la Juliette de 12 ans me gronder en riant “T’en as mis du temps !”. J’ai établi des corrélations entre des lieux, des dates et certaines de mes affaires ou celles de collègues. J’ai numéroté les cartes. J’ai fait des recherches complémentaires dans la presse internationale. J’ai tout chiffré dans une blockchain, au cas où. La clé de déchiffrement est dans un coffre en suisse.
Juliette joue à des jeux très dangereux. Elle semble avoir de gros moyens, je la soupçonne de flirter avec l’illégalité pourvu que cela fait avancer ses objectifs. Elle entre, d’une manière ou d’une autre, dans le cercle intime des puissants corrompus de ce monde et les faire tomber avec leurs propres armes, de l’intérieur. Comment ? Je ne sais pas. Elle s’arrange toujours pour ne laisser aucune trace d’elle dans ces affaires. Ou tout du moins, les femmes entendues dans ces dossiers sont des personnages secondaires, des témoins. Les polices locales en récoltent, seules, les lauriers. Juliette semble se rapprocher de sa cible finale ; nous explorons les même pistes. Les commanditaires du meurtre de son parrain sont maintenant dans le viseur. Elle a accroché la cible, comme dans les jeux vidéos avec des avions de chasse. On met du temps à accrocher la cible mais quand le voyant passe au rouge, l’autre pilote n’a plus aucune chance de s’en sortir.
Il y a 9 mois, Juliette m’a envoyé une ultime carte postale de Nice. “Un petit cadeau a été déposé à tes collègues de Paris, sous la forme d’une clé usb. Si vous bossez bien, je serai là pour signer le registre des témoins, à la mairie, en septembre prochain. A plus dans le bus… Amore mio”.