Camus avait écrit l’Etranger 20 ans plus tôt. L’histoire me semblait terriblement actuelle.
Je quittais mon sol natal et débarquais dans cette France que je ne connaissais que par sa langue et sa littérature. Je me sentais désincarné. Étranger au monde comme à moi-même.
J’avais quitté ma maison, mes amis et mes habitudes. Sans larme. Tout me semblait faux, sans intérêt, sans but. L’absence de choix. Je vivais ce départ au travers de mon ombre. Comme si je me regardais de l’extérieur. Je me voyais rassembler quelques affaires, choisir ce qui me suivrait et ce qui devrait rester sur place, fermer ma valise et les volets de ma chambre. Saisir la main d’un frère qui n’était peut-être pas le mien. Caresser un chien qui ne serait plus jamais le mien. Quitter la maison. Monter en voiture, descendre de voiture, embarquer.
Sur le bastingage du bateau qui m’exportait, je sentais le livre s’imprimer sur mes côtes, serré dans la poche intérieure de ma veste.
L’Etranger était avec moi, en moi ; je devenais lui. Je n’étais jamais tant étranger qu’à mesure que le bateau s’approchait des côtes françaises. Pour mon pays, j’étais le français devenu ennemi mais pour cette France, j’étais l’étranger, ni ennemi, ni ami.
Après le port de Marseille, j’avais pris le train pour rejoindre Toulon et une famille que je ne connaissais pas vraiment.
J’étais arrivé dans la lumière dorée d’une fin de journée. J’avais contemplé cet immeuble aux stores jaunes et oranges qui serait dorénavant celui que mon corps habiterait.
Combien de temps étais-je resté dans cet état second ? Dans le brouillard d’une vie que j’occupais sans être mienne ? Combien temps avais-je été jardinier, dans les belles maisons de l’Anse Méjean ?
En ce 1er août 2025, quand le souffle de la balle m’a jeté au sol, le tireur scandait encore et encore « La France aux français ».
En tombant à la renverse sur le bitume de la cité de la Baume, mes souvenirs d’enfance me reviennent : le goût des Msemens, le souvenir de ma maison à 2 étages, le serveur qui m’empêche d’entrer dans le bar quelques minutes avant son explosion.
Quand j’ouvre les yeux, c’est comme si je voyais le ciel et cet immeuble aux stores jaunes pour la 1ere fois. Je me sens reconnaissant. Camus m’a sauvé la vie. L’Etranger est mort d’une balle entre les pages. Je me sens enfin vivant. Et définitivement français.