Il était une fois, dans le petit village de Valmoulu, deux jeunes gens qui étaient très amoureux. Albertine était une excellente Sorcière, ce qui lui permettait de pouvoir en un coup de baguette magique régler la question de la vaisselle, du repas et de toutes les autres tâches quotidiennes pas très intéressantes. Elle était passionnée par la lecture et passait de longues soirées à lire des histoires épiques dans lesquelles de puissantes guerrières luttaient contre de terribles dragons. Elle avait épousé Samamena, un jeune Sorcier qui avait un problème : il n’avait pas de pouvoirs magiques. C’était à sa connaissance le seul du village qui était ainsi dépourvu de pouvoirs magiques. Il semblerait même qu’il soit le seul Sorcier tout court dans cette situation. Il avait du mal à assumer ce qu’il appelait son handicap et avait fait le choix de le garder secret. Seules deux personnes étaient au courant : Albertine, son épouse, et Arkhaiel, le professeur de l’école du village. Samamena avait le sentiment d’être inutile à la maison. Il lui fallait plusieurs heures pour accomplir ce que son épouse faisait en deux ou trois mouvements de baguette, mais il refusait qu’elle s’occupe de toutes les tâches rébarbatives du quotidien. Il insistait alors tous les jours pour s’occuper de la vaisselle, du ménage de la maison ou encore de la cuisine. C’était sa façon à lui de montrer à Albertine qu’il était capable de faire quelque chose. Bien souvent, Albertine lui rappelait que c’était inutile et elle utilisait alors ses sortilèges, mais elle ne se rendait pas compte à quel point c’était important pour son époux. En parallèle de la vie quotidienne, Sam passait des heures chaque jour à étudier de vieux grimoires pour y trouver la solution à son problème. Il était persuadé qu’il ne serait pas bien compliqué d’activer ses pouvoirs, même à vingt-deux ans, car il avait une confiance absolue en la Magie. Malheureusement, plus les jours passaient et plus le jeune homme se décourageait. Il aimait son épouse plus que tout mais il ne parvenait plus à faire les efforts nécessaires pour masquer sa déception et son agacement. Albertine, en retour, était chaque jour un peu plus triste de voir son époux déployer toute cette énergie à étudier en vain. Un beau jour, la jeune femme décida de prendre les choses en mains. Elle allait aider son époux, qu’il le veuille ou non. Elle savait cependant qu’il ne la laisserait jamais mener l’enquête à ses côtés, car il refusait de lui faire perdre son temps, comme il disait. Elle décida alors de partir discrètement afin d’aller chercher des informations là où la Magie la guiderait. Samamena avait travaillé jusque tard dans la nuit, et il dormait encore lorsqu’à l’aube Albertine mit le strict nécessaire dans un petit baluchon et prit la route.

“Magie, Ô Grande Magie, j’en appelle à ta bonté. J’aime profondément mon époux mais il est malheureux de ne pouvoir user de Magie. Guide-moi, Ô Grande Magie, jusqu’à un endroit où je pourrais trouver des réponses à ses questions. Tu coules dans mes veines, Magie, et je te prête une confiance absolue.”

Une fois son incantation terminée, une petite luciole bleue apparut devant elle et la jeune femme décida de la suivre où qu’elle aille. Lors du départ, elle ignorait parfaitement qu’elle était sur le point d’accomplir le plus grand voyage qu’aucune Sorcière, qu’aucun Sorcier n’avait jamais osé rêvé de faire. Albertine s’arma de patience et de courage pour suivre la luciole durant plusieurs semaines. Sa propre magie devenait chaque jour un peu plus puissante, comme si l’Univers tenait à la soutenir dans son aventure. Elle pouvait ainsi sans effort manger, boire et se reposer au quotidien. Elle ne manquait ainsi jamais une occasion d’adresser une pensée pleine de gratitude à la Magie et à l’Univers desquels elle se sentait chaque jour un peu plus proche. Son apparence physique elle-même évoluait au fil du temps. Des mèches de cheveux argentés se mêlaient avec grâce aux reflets de feu de sa délicate crinière de lionne, et l’iris de ses yeux vert émeraude accueillait chaque jour de nouvelles constellations qui devinrent rapidement des galaxies entières d’étoiles. Elle éprouvait de moins en moins la fatigue, la faim ou la soif. Elle venait de traverser le monde durant deux mois lorsqu’elle aperçut au loin une étendue verdoyante infinie, parsemée de quelques forêts et traversée par trois rivières. À l’instant précis du premier regard posé sur cet endroit époustouflant, Albertine ressentit une décharge électrique au creux de sa poitrine, qui se déplaça à la vitesse de l’éclair jusqu’à ses poignets. Elle ne put étouffer un cri de surprise et se massa machinalement pour dissiper la désagréable sensation de picotements. La douleur s’estompa rapidement, à son grand soulagement. Elle observa alors ses poignets et s’aperçut à sa grande surprise qu’une marque argentée palpitait sur chacun d’entre eux. Elle ignorait ce que cela signifiait, mais elle considéra que c’était une marque de soutien supplémentaire de la part de la Magie, cette entité mystérieuse qui avait accepté de la guider dans son périple. La luciole reprit alors sa course vers l’immense région qui s’étendait devant elle en contrebas, et sembla se diriger sans aucune hésitation vers le point où se rencontraient les trois rivières. Albertine était plus forte, plus endurante que lors de son départ et elle courait désormais à une vitesse inhumaine sur d’impressionnantes distances. En quelques heures, elle arriva devant l’entrée de ce territoire inconnu. À la différence de tout ce qu’elle avait vu jusqu’à présent, la région aux trois rivières était séparée du reste du monde par une frontière des plus étranges. Une fine barrière translucide aux reflets arc-en-ciel se dressait devant elle. La luciole disparut dès qu’elle franchit la barrière. Albertine n’aurait même pas envisagé la traversée de cette frontière étrange en temps normal, mais elle se sentait plus forte et plus puissante que jamais et n’hésita pas une seconde. Elle ferma les yeux et fit un pas en avant. Rien à signaler. Elle se décida alors à ouvrir les yeux, et fut époustouflée par le spectacle qui l’attendait. De l’autre côté de la barrière, la région aux trois rivières était parfaitement semblable à ce qu’elle voyait depuis plusieurs heures, à une différence près. Et quelle différence ! Des dizaines de Dragons de toutes les tailles et de toutes les couleurs vivaient sur ces terres ! Certains volaient, d’autres couchés au sol semblaient se reposer, de jeunes dragonneaux jouaient ensemble… Cette vision extraordinaire la bouleversa. Les dragons existent ! pensa-t-elle. Les larmes aux yeux, Albertine avança de quelques pas. Une énorme bourrasque de vent lui fouetta le visage quand un dragon gigantesque atterrit lourdement face à elle.

— Sorcière ! Que fais-tu dans mon domaine ? Tu n’es pas autorisée à pénétrer sur les Terres des Dragons, tonna-t-il d’une voix puissante. — Paix, Noble Dragon. Je me prénomme Albertine et la Magie parle à travers ma bouche. J’ai été guidée jusqu’à toi, et les puissances de l’Univers m’ont offert la possibilité d’effectuer ce voyage que personne n’a jamais entreprit, dit-elle en montrant ses poignets où palpitaient toujours les symboles d’argent. Le temps lui parut infini tandis que le dragon l’examinait avec intérêt. Après quelques minutes, il lui répondit. — Bienvenue Albertine-choisie-par-l’Univers. Je me nomme Sarrgt et je suis le roi de ce territoire. Si la Magie et l’Univers t’ont guidée jusqu’à moi, alors j’accepte de t’accorder mon attention. Parle. — Ta sagesse t’honore, Vénérable Sarrgt. J’ai entrepris ce périple car l’homme que j’aime est démuni. C’est un Sorcier qui est né sans pouvoirs magiques, et nous ne savons pas quelle solution lui apporter. À la grande surprise de la jeune femme, l’immense dragon se mit à rire. Un rire tonitruant qui ressemblait davantage à un grondement sourd. Albertine sentit le sol vibrer sous ses pieds. — Petite Sorcière, tu as parcouru le monde pour que ton compagnon puisse lancer trois sortilèges, et tu penses que le Roi des Dragons acceptera de t’aider ? Tu n’es qu’une poussière à nos yeux, je n’ai aucune raison de t’apporter mon aide, dit-il en se détournant de la jeune femme. Alors qu’il allait prendre son envol, elle lui adressa une ultime réponse. — Je comprends, Vénérable. Ton pouvoir est grand mais pas suffisant pour régler des questions liées à la Magie. Je ne te reproche rien et souhaite une longue vie à ta lignée ! dit-elle avant de faire demi-tour pour quitter le territoire des dragons. Touché. Les dragons sont vaniteux et c’est sûrement là leur unique point faible. Sarrgt poussa un rugissement puissant avant de courir vers la jeune femme. Il parvint à son niveau en quelques secondes. — Tu es téméraire, petite Sorcière. Je vais t’indiquer la seule voie qui permette à ton compagnon d’espérer obtenir des pouvoirs magiques. En échange, tu dois m’offrir trois années de ta vie. Je sens la Magie pulser en toi plus qu’en personne d’autre et tu portes sur les poignets le symbole de nos trois rivières. — J’accepte, répondit Albertine sans réfléchir. L’idée d’avoir trouvé une solution pour que son époux puisse obtenir enfin des pouvoirs magiques l’enthousiasmait tellement qu’elle était prête à tous les sacrifices. Mais dis-moi, Noble Sarrgt, en quoi une petite sorcière comme moi pourrait être utile à ton peuple tout-puissant ? — Tu verras, répondit-il avec un sourire carnassier. Tu as accepté ma condition, je vais alors t’expliquer ce que devra faire ton compagnon pour pallier son handicap. Sarrgt et Albertine discutèrent ainsi durant plus d’une heure. La jeune femme fit ensuite apparaître entre ses mains une somptueuse enveloppe sur laquelle se déplaçaient lentement des nuages de toutes les couleurs dans une danse hypnotique. Elle rédigea avec beaucoup de soin un petit mot qu’elle inséra dans l’enveloppe avant de la fermer d’un sceau de cire. Tenant l’enveloppe devant son visage, elle murmura quelques mots puis souffla doucement dessus.

— Voilà, Noble Sarrgt, dit-elle d’un ton neutre. Je suis prête à t’offrir trois années de ma vie.