Naturellement, nous discutons de la scission avec les deux organisations, car elle reste au coeur des actualités pour les deux équipes. Ce que nous comprenons des deux récits qui nous sont faits est que depuis les années 2010 et le changement du paysage de financement des ONG dans le monde, l'association qui existe depuis 1972 a été mise au défi de la transformation, de l'adaptation et de l'intégration de nouvelles compétences. A ce moment-là, Bunker Roy a cherché à construire sa succession et impulser une nouvelle phase de développement, notamment à l’international., en recrutant Meagan Fallone.

L’objectif devient de déployer le programme Solar Mamas dans une centaine de pays en dehors de l’Inde. L’organisation obtient également des fonds de ministères indiens pour ce faire. Par ailleurs, la nouvelle CEO impulse de nouveaux programmes et beaucoup d’innovations, notamment pour amplifier les actions auprès des femmes (programme Enriche) et pour repenser les “Night schools” après la loi de 2009 rendant l’école obligatoire.

En 2015, Barefoot College International (BCI) est créé pour soutenir ce mouvement d’internationalisation mais aussi pour des raisons juridiques. En effet, Barefoot College est une “society”, une organisation à but non lucratif. Les nouvelles lois indiennes pour l’entrepreneuriat social permettent dès 2013 de créer des entreprises dites “section 8” qui peuvent réaliser des profits et ainsi s’auto-financer. Une entreprise “section 8” peut disposer d’une licence commerciale à l’international, ce dont ne dispose par une “society”. Cela rendait donc plus simple les envois de matériels aux femmes une fois de retour chez elles. Auparavant ceux-ci étaient envoyés via la licence commerciale du magasin d’objets artisanaux de Barefoot College, entité légale distincte. Par ailleurs, ce statut “section 8” permet à Barefoot College d’intégrer au sein de BCI des membres de conseil d’administration étrangers, ce qui n’est à nouveau pas possible avec une “society”. L’objectif de cette organisation étant donc de mieux gérer les projets, les opérations et les équipes internationaux de Barefoot College et d’attirer des parties prenantes à l’international. A sa création, BCI est présidé par Bunker Roy qui détient 50% des parts de la société.

Derrière ces détails techniques et juridiques, il y a surtout un mouvement de transformation, d'internationalisation, de succession et de changement d'échelle d'une association très incarnée par son fondateur charismatique et engagé. Bunker Roy donne alors pour mission à l’équipe de Barefoot College International d’implanter l’organisation dans 100 pays. L’ambition est énorme et à la mesure de la vision systémique Roy a des politiques de développement, de ses problèmes structurels et de comment le rendre plus efficient en s’appuyant sur les communautés locales.

Ces nouvelles ambitions et activités mènent l'association vers une sorte de transformation culturelle, au moins partielle. De nombreux jeunes rejoignent Barefoot College pour ajouter de nouvelles compétences à l'organisation dans ce contexte changeant. Ainsi travaillent ensemble ces jeunes recrues pleines d’énergie et des personnes impliquées depuis des décennies dans un projet profondément ancré dans la ruralité et axé sur le collectif.

Ce que nous comprenons de nos échanges, c'est principalement que ce mouvement a généré de nouveaux questionnements, notamment sur l'utilisation des fonds levés, l'implémentation de nouveaux projets d'ampleur à l'international, la rémunération des uns et des autres et les écarts de salaire. Finalement les mêmes questions qu’au début du projet, dans les années 1970, refont surface. Mais cette fois-ci l’équipe jeune, issue des villes, diplômées et en quête de reconnaissance et de progression est celle qui porte la vision à long terme et internationale de Barefoot College. Des divergences et conflits plus profonds apparaissent sur la gestion des projets internationaux qui ne se font pas, d’après certains, selon la valeur cardinale d’austérité. Les dépenses sont présentées comme hors de contrôle et auraient financé des séjours professionnels chers et des frais de consultants superflus.

Ces discussions sont donc venues questionner profondément les valeurs de Barefoot College et l'orientation de l'association dans le futur. La crise du COVID-19 et ses nombreux défis a certainement ajouté une complexité non négligeable aux discussions en cours, ajoutant à l’incertitude sur les activités de Barefoot College des problématiques personnelles dans un pays où la pandémie a été particulièrement éprouvante. L'association se scinde en deux en avril 2021 de manière très soudaine. Nos contacts nous décrivent la précipitation des évènements et la charge émotionnelle très forte qui marque les décisions qui sont prises alors. Ainsi, Bunker Roy décide qu’il ne souhaite plus être associé à Barefoot College International, démissionne de son poste de directeur de la structure et cède ses parts pour se défaire de tout lien.

A notre arrivée en février 2023, un procès était en cours pour déterminer qui pourra continuer à utiliser le nom Barefoot College car celle-ci est plus que décisive pour lever des fonds. Depuis, la “High Court of Delhi” a rendu sa décision cet été et Barefoot College International ne peut plus utiliser le nom Barefoot College ou Barefoot College International en Inde et s’appelle désormais Bindi International. Un nouveau site internet est en ligne, tandis qu’à l’international, Barefoot College International conserve son nom, pour le moment. Il est probable que les deux organisations continueront de coexister avec des programmes similaires, des manières d’opérer et des valeurs différentes. La question de la propriété intellectuelle autour de noms et de marques établies depuis 50 ans restera sans doute brûlante dans les prochaines années.

En août dernier, nous avons eu aussi des nouvelles de Barefoot College Tilonia et Jaswanth nous a annoncé l’arrivée d’une nouvelle CEO, Sowmya Kidambi, qui rejoint le campus après 25 ans d’expertise dans le champ de l’audit social, la transparence et la gouvernance. Sowmya a fait ses études en partie en Inde (Tata Institute of Social Sciences) et aux Etats-Unis, à Columbia dans le domaine des Droits de l’Homme avant de revenir pour créer la première société indienne indépendante d’audit de pratiques sociales et de transparence en Andhra Pradesh.

L’équipe le sait : la relève de Bunker Roy, âgé aujourd’hui de 78 ans, doit se poursuivre pour préserver l’héritage des 50 années passées et s’adapter à de nouveaux enjeux dans le monde actuel.

LIENS :

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