Pour comprendre complètement Barefoot College aujourd’hui et la situation actuelle, il faut évoquer son évolution sur 50 ans.

Quand un jeune diplômé bengali rencontre les villageois rajasthanis

L’organisation a été créée en février 1972 à Tilonia, un petit village du Rajasthan logé entre des collines qui paraissent moins impressionnantes qu’elles ne sont : Tilonia est entouré par la chaîne des Araveli, qui surplombent de quelques centaines de mètres de haut la campagne environnante aujourd’hui mais naguère la plus haute chaîne de montagnes du monde, plus haute que l’actuel Himalaya. Les Araveli sont de fait la plus vieille chaîne de montagnes du monde. Depuis la plus proche colline du village, on distingue le campus de Barefoot College comme une tâche bien plus verte. Cinquante années de reforestation en ont fait un havre de verdure et de fraîcheur.

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Comme évoqué précédemment, Bunker Roy s’installe au Rajasthan au début des années 1970 pour y créer le “Social Work & Research Center”. Nombre de villageois sont étonnés par cette démarche et suspicieux au début et ils demandent à Roy : “est-ce que tu es recherché par la police ? tu as raté un examen ? tu n’as pas obtenu d’emploi de fonctionnaire ? Pourquoi venir de la ville dans ce village…?” (Roy and Hartigan 2008, p. 70). C’est dire l’intérêt a priori des urbains pour le sort des campagnes indiennes : à l’époque même les fonctionnaires assignés à des postes locaux rechignent à s’installer sur place. Le mouvement se fait même dans le sens inverse : Roy et ses amis rencontrent majoritairement des femmes et des enfants dans les villages car les hommes et les jeunes partent tenter leur chance en ville. Malheureusement, dans bien des cas, trouver un emploi s’avère difficile et ils finissent dans des bidonvilles sans réelle opportunité. Bunker Roy comprend alors que l’exode rural rend les campagnes exsangues, privent les habitants locaux de compétences et de moyens de subsistance. Sa volonté d’inverser cette tendance de départ vers la ville sera la mission phare du College.

En parlant avec les communautés, Roy se rend compte que beaucoup de connaissances sont déjà disponibles au sein des villages pour répondre à leurs problèmes. Les habitants sont encouragés à partager leurs idées et leur vécus et à participer aux activités du College. La principale activité de celui-ci devient de former “par le faire” à des compétences utiles dans les villages : des ingénieurs pour les pompes à eau, des architectes, des maçons, des professeurs, etc.

La vocation initiale de Barefoot College est de faire le lien entre les académiques experts du travail social, par définition éduqués et urbains, et des personnes souvent illettrées, issues des communautés rurales pauvres mais désireuses d’apprendre et de créer une activité. L’intention était que les premiers aident les seconds à trouver des solutions à leurs problèmes, notamment par la formation. Assez rapidement, cependant, les hiérarchies créées entre les urbains sachants et les ruraux illettrées posent des problèmes et freinent l’inclusion et la valorisation des connaissances traditionnelles. Les experts se voient mieux payés et plus écoutés dans les processus de décision, tandis que les villageois s’auto-censurent régulièrement lors des discussions. Cette organisation finit par montrer ses limites : pendant 5 ans, les experts pilotent des projets pour creuser des puits et trouver des l’eau souterraine, sans succès. C’est alors que les villageois proposent de capter l’eau de pluie, abondante lors de la mousson, pour l’utiliser le reste de l’année. Ces techniques de collecte d’eau de pluie sont devenues un des plus francs succès du College. Après de nombreuses discussions, il est décidé de rééquilibrer la gouvernance et les salaires pour remettre tout le monde sur un pied d’égalité. Ceci, ajouté aux conditions de vie difficiles et peu confortables du milieu rural, finit par convaincre de nombreux professionnels de quitter le projet.

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Après cette vague de départ entre 1975 et 1979, Barefoot College se retrouve composé principalement de fermiers et de ruraux pauvres et c’est à ce moment-là que l’organisation embrasse pleinement sa vocation de trouver des solutions pour les pauvres, par les pauvres.

La participation des communautés est devenue un élément fondamental de l’ADN de l’organisation. Il n’y a pas d’experts, tout le monde est considéré comme un expert et l’apprentissage qui se fait au sein du campus se fait majoritairement en pair à pair. A partir de 1977, le College se met à compter sur les jeunes locaux formés au cours des premières années pour continuer à former les autres habitants.

Bunker Roy résume ainsi la situation :

“Nous avons regardé les problèmes que les pauvres rencontrent en adoptant leur point de vue et non le point de vue des soi-disant experts venus de l’extérieur. Nous en sommes arrivés à la conclusion que c’est en utilisant leurs propres connaissances, compétences et sens commun, qu’il était leur était possible de résoudre leurs problèmes par eux-mêmes.”

En 1979, une autre crise, cette fois-ci externe, éprouve l’organisation et lui offre une nouvelle étape de développement. Un ancien travailleur renvoyé par Roy pour détournement de fonds se retrouve élu dans le gouvernement local et tente de retirer son bail à l’association. Les équipes sont sommées de quitter le campus d’ici janvier 1980. Entre temps, Roy reçoit une lettre lui annonçant la visite prochaine de Robert McNamara, ancien Secrétaire d’Etat à la Défense américain et alors Président de la Banque Mondiale. Cette visite de haut rang oblige le gouvernement local à se rendre compte de l’importance de Barefoot College au niveau international et calme les esprits. C’est seulement en janvier 1980, quand Indira Gandhi est réélue que l’avis d’expulsion est formellement annulé.

Visite de Robert McNamara en 1979 (photos à droite et à gauche)

Visite de Robert McNamara en 1979 (photos à droite et à gauche)

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